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« Pour les fermiers du Canada et de l’UE, les traités de libre-échange sont négatifs »

Le traité de libre-échange entre l’Union européenne et le Canada n’apporte rien aux agriculteurs. Au contraire, les agriculteurs des deux côtés de la grande mare aux canards pourront être confrontés à des prix plus bas et se voir imposer des normes différentes par des multinationales. « Le fermier et le citoyen sont hors jeu ». Voilà le résumé d’un entretien avec Jan Slomp, vice-président de la NFU, une organisation agricole canadienne.

Temps de lecture : 10 min

Le traité de libre-échange entre le Canada et l’Union européenne, mieux connu sous son acronyme CETA (Comprehensive Economic and Trade Agreement) est en vigueur depuis septembre 2017. Toutefois, à peine 6 pays sur les 27 (ou 28) de l’Union Européenne l’ont ratifié. On se souviendra que le parlement wallon s’est beaucoup interrogé sur son intérêt, notamment en raison des craintes de différends entre les sociétés et les États… Différends pouvant tourner au désavantage des États, donc de la volonté populaire, d’où la perspective d’un jeu démocratique en danger. C’est pourquoi la Belgique a demandé un jugement de la part de la Cour européenne de Justice.

Selon Jan Slomp, éleveur et vice-président de la National Farmers Union, cet accord peut encore et doit être cassé.

Hollandais devenu Canadien

Aujourd’hui, à l’âge de 64 ans, Jan Slomp est un agriculteur en quasi retraite. Il vit dans l’île de Vancouver (aussi grande que la Belgique), sur la côte ouest du Canada. Dans sa petite ferme, il détient encore quelques animaux, des bovins viandeux et une vache laitière.

Jan Slomp : « Je suis né aux Pays-Bas, je suis donc un émigré, et je ne peux pas vivre sans la présence d’animaux autour de moi. Je suis parti vivre au Canada en 1989 car je ne voyais plus d’avenir chez nous, aux Pays-Bas. En 1948, il y a juste 70 ans, mon père trayait 8 vaches, et lorsqu’il y avait un pic de travail, des voisins venaient nous aider. J’ai fait des études d’agriculture à Arnhem, puis j’ai repris la ferme. En 1978, j’ai acheté 10 ha, et de 1980 à 1989, chaque année, j’ai acheté des terres. Cette année-là, je trayais 45 vaches, avec une exploitation porcine qui nous donnait 2.000 porcelets chaque année. Le résultat : rien que des dettes. »

Rêve canadien

« Nos terres étaient dispersées sur une dizaine de communes. S’agrandir, cela coûtait cher, et c’était compliqué. C’est pourquoi, petit à petit, ma femme Marian et moi, nous avons songé à émigrer. Pour moi, les États-Unis, ce n’était pas ce que je voulais – Je reste toujours très critique à propos de la politique américaine durant la guerre froide. Dans le temps, j’ai encore manifesté contre l’implantation des fusées et armes nucléaires de l’Otan. – Alors, pourquoi pas le Canada ? Ce qui m’intéressait, c’était le système de contingentement, le quota laitier qui offrait une sécurité de revenu à l’agriculteur. C’est ainsi que nous avons repris une grande ferme dans l’Alberta, une des grandes provinces agricoles du Canada. Nous avons vécu plus de 25 années dans l’Alberta, où l’hiver paraît interminable, avec des froids jusqu’à -40ºC. Vous comprendrez pourquoi je suis à présent parti vers la côte pacifique du Canada, où le climat est nettement plus tempéré. Quant à mon fils, il est parti de l’autre côté, vers le Québec, où il pratique l’élevage de bovins viandeux. Le prix de la terre est moins élevé au Québec, et de plus, sa compagne est francophone… »

« L’Alberta, c’est une grande province, elle s’étire sur 660.000 km2 (22 fois la Belgique) et compte 4 millions d’habitants, trois fois moins qu’en Belgique. La majorité des habitants vit dans les deux grandes villes de la province. L’économie de l’Alberta repose sur trois grands piliers : le pétrole, le gaz et l’agriculture, avec de grandes ou de très grandes fermes. On doit prendre la voiture pour aller voir son voisin. Près de la moitié de la viande bovine canadienne y est produite. Il y a aussi de nombreuses fermes laitières et de grandes surfaces en blé et colza. »

Valeurs

Jan Slomp est un idéaliste, il n’est pas un libéral, cela se voit assez facilement : « La valeur économique, c’est une valeur. Ce n’est qu’une des façons de considérer le monde. Mais il y a aussi la valeur sociale. Concrètement, avec le CETA, le sort de 400 élevages laitiers canadiens est en jeu. L’Union européenne n’est pas plus propice à la production laitière que le Canada. L’Europe a tout simplement un problème, à savoir la surproduction laitière. Et ce problème sera transféré vers le Canada. Le Canada connaît un système de contingentement qui fonctionne de façon très convenable. Le marché est protégé mais les frontières ne sont pas étanches. »

Les bons fromages européens sont disponibles partout et il y a une concurrence incessante de la part des États-Unis. En pratique, environ 15 % des besoins laitiers canadiens sont comblés par les importations.

Jan Slomp : « Cela peut vous paraître violent, mais l’Union européenne a un tel surplus en produits laitiers que les fromages embarqués vers le Canada ne seront pas les pierres qui feront baisser la montagne. Cela ne résoudra rien. Le Canada est l’un des plus grands pays du monde, mais compte à peine plus de 35 millions d’habitants. L’Union européenne est bien plus petite, mais compte plus de 500 millions d’habitants. La disproportion est énorme. »

Jan Slomp analyse la situation de la manière suivante : « Ces discussions au niveau du CETA sont entreprises parce que l’industrie recherche du lait pas cher et parce que les autorités canadiennes veulent obtenir d’autres choses en échange. Le lobby minier canadien est, par exemple, très intéressé par l’Union Européenne. On flatte l’agriculture canadienne en annonçant des concessions européennes en viandes porcines, viandes bovines, céréales… Pour les céréales, c’est du bluff : le Canada est déjà un grand exportateur de céréales, ce qui est logique, car notre pays jouit de conditions uniques. Nos exportations de céréales ne perturbent pas la production céréalière européenne.»

«Pour ce qui est de la viande, les fermiers canadiens ne gagneront pas beaucoup aux contingents d’importation sur lesquels aucun droit ne doit être prélevé, même si c’est important : 45.838 tonnes en viande bovine et 75.000 tonnes en viande porcine. Le contingent de viande bovine vient s’ajouter à un contingent existant de 4.162 tonnes et est séparé du contingent de Hilton Beef de 11.500 tonnes qui est maintenu par l’Union européenne. Le contingent de viande porcine s’ajoute au contingent existant de 4.625 tonnes.»

«La Commission européenne se justifie face aux critiques venant surtout de la France, de la Belgique et de l’Irlande en soulignant que le volume concédé ne représente que 0,4 % de la consommation européenne. Ce seul chiffre prouve que la bureaucratie européenne, tout comme celle du Canada, s’intéresse de plus en plus à des chiffres et de moins en moins à des personnes, et dans ce cas, il s’agit de familles d’agriculteurs qui se trouvent derrière ces chiffres. »

Clins d’œil idéologiques

Le commerce de libre-échange apparaît comme une idéologie, estime notre interlocuteur, une idéologie dans laquelle le commerce n’est qu’un moyen d’aide pratique pour échanger des produits à des conditions raisonnables.

Jan Slomp : « Finalement, un petit nombre de transformateurs et d’entreprises commerciales en profitent. Ce n’est pas tellement le cas pour l’agriculteur. Les agriculteurs qui se trouvent des deux côtés de l’Atlantique subissent toujours autant la pression des prix. Ce dont ils ont besoin, c’est d’un modèle agricole alternatif. »

Un des modèles qui inspirent Jan Slomp vient de Henry A. Wallace. Celui-ci fut le ministre de l’Agriculture des Etats-Unis durant les années 1930. Il fut l’homme « des chiffres » qui ont fait réussir le New Deal, le plan du président des États-Unis, Franklin D. Roosevelt. Ce plan était destiné à sortir cet immense pays de la grande crise économique des années 1930. C’était un plan qui devait s’organiser sur un mode social.

Ce n’était pas une sinécure, car le monde rural s’était considérablement appauvri durant les années 1920 et début des années 1930. L’écrivain John Steinbeck l’a relaté dans une série de livres, dont les plus célèbres sont : « Les raisins de la colère » et « Des souris et des hommes ».

Wallace fit calculer les prix de revient de pratiquement toutes les productions agricoles. Si les acheteurs payaient moins que le prix de revient, ils devaient payer la différence sous la forme d’impôt. Le système a été abrogé, mais c’est un modèle, pour le vice-président de la NFU : « Certes, c’est compliqué de calculer un coût de production, mais c’est également compliqué de survivre quand on est payé en dessous du coût de production. Au Canada, le coût de production est calculé pour le lait, et il est pris comme base pour le système de contingentement laitier. »

À quoi certains n’hésitent pas à affirmer qu’un coût de production trop élevé a tendance à préserver les exploitations peu efficientes… Jan Slomp n’est pas de cet avis : « Être payé au coût de production ou un peu au-dessus du coût de production, voilà qui ne permet pas de vivre décemment. Les exploitations qui sont capables de produire à un moindre coût de production vont pouvoir se développer. Et finalement, elles vont faire diminuer le coût de production moyen. Et donc, les exploitations inefficaces devront cesser leurs activités.

Et en ce qui concerne la viande ?

Jan Slomp : Si j’étais fermier européen, je me ferais du souci. L’Europe a exclu démocratiquement que les viandes d’animaux ayant reçu des hormones de croissance puissent arriver dans l’assiette du consommateur. Selon les discussions dans le cadre du CETA, le nouveau quota concerne la viande produite sans hormones. Mais si de la viande arrive en Europe et que, malgré les précautions, elle provient d’animaux hormonés, que va-t-il se passer ? Le Canada, ou l’exportateur, va se tourner vers le tribunal spécial mis sur pied par le CETA, en dehors des tribunaux classiques. »

La démocratie en question

En affirmant cela, Jan Slomp vise l’ISDS, c’est-à-dire le mécanisme de règlement des différends entre les investisseurs et les États. Ce mécanisme est présent dans de nombreux accords internationaux d’investissement. Il instaure des tribunaux d’arbitrage afin de protéger les entreprises contre des décisions des États qui vont à l’encontre des intérêts des entreprises. L’Allemagne a ainsi été attaquée pour avoir décidé de sortir du nucléaire, l’Australie pour sa politique antitabac…

Jan Slomp : « Si les juges de l’ISDS consultent le Codex Alimentarius, ils vont lire que les hormones de croissance et la ractopamine (utilisée chez le porc) ne constituent pas un problème. Le CETA introduit une nouvelle manière de fixer des normes sans tenir compte de décisions démocratiques. Le nombre de traités commerciaux de ce genre est en croissance, et la puissance des multinationales augmente d’autant. »

Selon Jan Slomp, le commerce agricole a toujours été, de façon consciente, moins libéralisé que d’autres marchés, parce que la production agricole et alimentaire a ses racines dans la société, et même, littéralement, dans le sol : « Imaginez que les agriculteurs disparaissent, et vous pouvez imaginer le reste : suppression de la sécurité alimentaire, des paysages, d’une façon de vivre et de multiples activités économiques liées au domaine rural. L’agriculture ne peut pas être considérée de la même façon qu’un quelconque secteur économique. »

Et pourtant, nous avons l’impression que c’est de plus en plus le cas dans l’Union européenne.

Jan Slomp : « Mais c’est aussi le cas au Canada. Le Canada est un pays de contrastes et de contradictions. À un près, c’est le plus grand pays du monde et nous disposons d’excellents sols agricoles. Mais la majeure partie du pays est inhabitée par l’homme ! Aujourd’hui, la population vit très majoritairement dans des villes qui, selon les conceptions des Européens, sont de grande taille et proches des États-Unis. Pour les citadins, l’agriculture, c’est relativement loin. Le gouvernement, qui siège à Ottawa, a protégé durant longtemps les intérêts agricoles, mais il semble de plus en plus à l’écoute des multinationales, et cela vaut aussi, hélas aussi, pour une partie du lobby agricole. »

D’après JCB

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