La jeune Émilie est française, et son témoignage trouve un écho démultiplié dans un pays où l’agriculture a gardé un solide ancrage populaire. En serait-il de même en Belgique ? Pas sûr… Cela aurait valu quelques lignes dans un quotidien quelconque, vingt ou trente secondes dans un JT régional, une tirade impersonnelle sur une radio, à une heure d’écoute improbable. Les cultos, on s’en fout ! Toujours à se plaindre, à quémander des primes, à polluer avec leurs pesticides, à produire de la viande dangereuse pour la santé et désastreuse pour la planète… Je noircis à peine le tableau, croyez-moi ! L’annonce d’une faillite ou le surendettement en agriculture n’émeut personne, pas le moins du monde ! Ah si, bien entendu, si l’agriculteur en burn-out a négligé sa ferme et laisser mourir ses animaux de famine et de misère, là, il est pointé du doigt, cloué au pilori, honni et maudit.
Les fermiers eux-mêmes ne sont pas tendres entre eux. Si un voisin ou une connaissance est en difficulté grave, on pointera sa gestion déplorable, ses investissements imprudents et désastreux, son manque d’énergie voire sa fainéantise, son inconstance pathologique, et que sais-je encore… Dans les campagnes et les petits villages, les rumeurs naissent spontanément, enflent et se répandent comme une épidémie de peste. Le fermier en souffrance est suspect : et si sa malchance était contagieuse ? Il cache ses difficultés le plus longtemps possible et fait bonne figure, question d’amour-propre, mais personne n’est dupe et se régale de voir ce pauvre homme ramer dans la mouise comme un dément. Les vils opportunistes attendent sa chute, pour récupérer ses terrains, pour faire de bonnes affaires…
Ainsi, je me rappelle, en avril 1996, en pleine crise de la vache folle, je reçus la visite impromptue d’un fermier nanti, affamé de terres, venu pour m’emprunter du colostrum, disait-il. J’étais occupé à la traite ; il a attendu sans se presser et mine de rien, il a fait le tour de la ferme. Que cherchait-il de ses yeux fureteurs ? Des signes de débâcle financière ? Puis il est entré boire une jatte de café et nous avons discuté, le temps du déjeuner. De quoi donc ? De la crise, pardi ! Du commerce désastreux, de la perte de confiance en la viande bovine, de la furie des médias qui nous enfonçaient à plaisir… À ma grande stupeur, il a déclaré tout à trac : « Une bonne crise agricole, c’est pas plus mal. Ça fait mourir les fermes malades ! ». Ce sont les mots précis qu’il a prononcés, ce brave homme ! Qui était le plus malade ? Lui, sans aucun doute, atteint de sa boulimie d’hectares. Son décès, vingt ans plus tard, lui a tout repris ; on ne lui a laissé que deux mètres carrés couverts d’une dalle glacée…
Rien à faire, l’homme est un loup pour l’homme. L’agriculture est la cible de bien des convoitises. Les banques, les marchands, les institutions publiques agricoles, tournent autour de nous comme des mouches à m(…) autour d’un pot de miel, et sont trop heureuses de profiter de notre travail, de notre volonté naïve de bien faire. Forcément, parmi nous, certains tombent lors de cette course échevelée ; certains échouent sur les bas-côtés de la route, et avec eux, toute leur famille. Le monde qui nous entoure s’en contrefiche, et nous nous sommes nous-mêmes endurcis face au malheur des autres, focalisés sur notre propre survie, le nez dans notre guidon de labeur.