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Le capital-terre

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10, 20, 50.000 €? Combien vaut un hectare de terre ? Les prix se sont envolés depuis une dizaine d’années, dans toutes les régions wallonnes, de l’Ardenne à la Hesbaye, de la Gaume au Pays de Herve. Les vendeurs se réjouissent, tandis que les agriculteurs actifs se désespèrent de ce surenchérissement continu. Ailleurs dans le monde, la chasse aux terres est lancée, quitte à spolier et tuer les petits paysans, quitte à défricher des milliers d’hectares de forêts vierges. La terre devient une marchandise, et sa valeur d’échange est tout à fait déconnectée de sa valeur d’usage, principalement dans nos pays occidentaux très peuplés. Cette situation est nouvelle, et trahit bien la mentalité de notre société où l’argent est roi, car jamais auparavant dans l’histoire du monde, la terre n’a pris une telle valeur financière, aux dépens surtout de ses valeurs culturelles, sociales et sentimentales.

Nous vivons dans un monde aux dimensions finies, non extensibles à l’infini. Les terres agricoles, malgré les défrichages sauvages de zones naturelles, régressent chaque année d’environ un million d’hectares (selon un rapport de la FAO), perdus au profit des zones urbaines et industrielles, des infrastructures de transport, de la progression des déserts. Un million d’hectares, c’est à un cinquième près l’équivalent de la SAU de notre Belgique ! C’est dire si la pression va s’accentuer dans les décennies à venir, si l’on tient compte également de la démographie mondiale lancée au grand galop ! On ne nourrit pas neuf milliards d’êtres humains avec de l’eau et du vent… La fonction nourricière des terres cultivables devra être mise à contribution à 100 % de son efficience, et les propriétaires de ces surfaces indispensables à la survie des hommes, disposeront d’un formidable capital fructifiant.

Mais au fait, qui devrait posséder la terre ? Logiquement, ceux qui la cultivent ! Dans nos régions, on parle de faire-valoir direct ou indirect, pour différencier les surfaces en propriété de celles prises en location. Il est d’environ 50-50 en Ardenne ; chaque agriculteur possède en moyenne la moitié des parcelles qu’il cultive, dans la plupart des cas. On dit de lui qu’il vit pauvrement, mais meurt riche, car ces hectares valent aujourd’hui leur pesant de cacahuètes (ou de patates, de betteraves, de froment, etc). Or, un vrai paysan ne vend jamais ses terres, au grand jamais, car elles inspirent chez lui des sentiments diffus et profonds à l’égard d’un sol qu’il identifie intimement à sa famille et à son métier, et donc à lui-même. Le paysan se sent chef en son monde, responsable de sa famille et de son exploitation ; il est indépendant parce que propriétaire, et ne peut abdiquer sa liberté tant qu’il maintient sa propriété. Un lien quasi charnel le lie à ses terres, cultivées depuis des générations par sa famille.

Cette valeur sentimentale était, jusqu’il y a peu, bien plus forte que la valeur marchande de la terre. Malheureusement, la hausse continue de celle-ci érode celle-là comme un puissant acide. Les enfants non-agriculteurs n’éprouvent plus guère de scrupules à vendre un bien qui représente autant d’argent ; la terre n’est plus à leurs yeux qu’une manne céleste inespérée, et les sentiments d’attachement se dissolvent très vite dans quelques dizaines de milliers d’euros. D’autre part, certaines exploitations se trouvent actuellement dans des situations financières désespérées. Les créanciers font pression pour faire vendre ces terres familiales, si chères au cœur des fermiers, mais si chères au portefeuille de tous ces gens âpres au gain, qui réclament leur dû sans se soucier du drame psychologique et de la honte du paysan.

D’autres cas de figure viennent compléter ce triste tableau. La pression sur la terre vient également d’autres agriculteurs, déjà bien nantis, et qui n’hésitent pas à mettre le prix pour agrandir leur exploitation. Il existe des agricul-tueurs, et des agricul-tués. Les agricul-tueurs viennent souvent d’une région voisine fort riche, comme ces cultivateurs du Grand-Duché du Luxembourg, qui viennent rafler les plus belles terres en Ardenne, et tuent le marché en offrant des 20-25000 €/ha pour des parcelles qui hier n’en valaient pas le tiers. Comment y résister ? En France, le système des SAFER (sociétés d’aménagement foncier et d’établissement rural) tente de réguler le phénomène, mais en Belgique, le monde politique s’en fout complètement, et ne lève pas le plus petit de ses doigts de pied pour enrayer ce surenchérissement tragique. De temps en temps une courte phrase, une formule convenue prononcée du bout des lèvres lors des campagnes électorales, et encore…

La marchandisation de la terre est une arme à double tranchant pour les agriculteurs ; elle coupe surtout du mauvais côté. Elle tue les valeurs paysannes et induit des comportements égoïstes. Prenons deux cas de figure : un fermier wallon qui possède 25 hectares, et un farmer américain qui a investi dans 25.000 hectares. Le premier considère ses champs comme son espace vital, comme un être vivant qu’il soigne, fait travailler ou laisse reposer. Le second voit sa propriété comme un moyen de faire de l’argent à court terme, et n’hésite pas à faire appel à des pratiques qui vont l’épuiser et la dénaturer ; il n’hésitera pas non plus à la revendre s’il peut obtenir une plus-value, et investira ailleurs sans aucun état d’âme.

Partout sur Terre, et même chez nous, le « farmer » est occupé à gagner la bataille, et à détruire le paysan dans ce qu’il a de plus cher : ses terres ancestrales, son petit monde à lui…

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