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6 sur 10 : les mots pour en parler

Temps de lecture : 4 min

Les journaux adorent les phrases chocs, les titres aguicheurs. Tout de suite, le regard du lecteur est attiré par les quelques mots imprimés en gras, et son attention plonge aussitôt dans le thème évoqué. Ainsi, au hasard d’une flânerie dans les rayons d’un supermarché, -on meuble comme on peut les courses avec Madame –, je suis tombé sur un intitulé accrocheur, bien en vue au fond de la page de tête de l’Avenir du Luxembourg, sous la photo des Diables Rouges qui s’apprêtaient à rencontrer la « très redoutable » équipe de Saint-Marin. On pouvait lire : « 6 exploitations bovines viandeuses sur 10 ont fermé leurs portes en Wallonie, au cours des dix dernières années ! ». Sapristi ! Ils auraient pu écrire 3 sur 5, ou encore 60 %. « 6 sur 10 » leur semblait-il davantage interpellant, sans doute ?

Le contenu de l’article n’apporte vraiment rien d’intéressant à se mettre sous la dent, beaucoup de portes largement ouvertes sont enfoncées par des propos convenus, désespérants de bêtise et de totale incompréhension du monde agricole. Les médias vivent de l’immédiat ; ils caressent dans le sens du poil et racontent ce que la majorité veut entendre. Le mot d’ordre des bien-pensants ne varie pas d’un iota, au fil des semaines et des mois, dans tous les articles et émissions qui montent à l’abordage du sujet, sabres au clair et sans faire de quartier : « Il faut se diversifier, ouvrir des circuits courts, fermer les circuits longs, produire bio, vendre en direct, etc. ». Ils s’attachent à planter ce genre d’arbres qui cachent la forêt. Sans doute ignorent-ils que 90 % de l’alimentation européenne provient toujours et encore de l’agriculture conventionnelle, celle qu’ils appellent « industrielle » ? Les mé-connaissance et -reconnaissance notre profession sont sidérantes ; les explications sont décousues et aucun journaliste-feuille-de-chou ne s’attache à déconstruire les causes profondes de l’étiolement de notre agriculture d’élevage, de son dessèchement inexorable, du pourrissement de ses racines. Peu de personnes lisent le Sillon Belge, en dehors de ses traditionnels abonnés ruraux. Il est pourtant très facile d’y trouver les réponses à cet intolérable « 6 sur 10 », mais trop peu connaissent notre journal, ceux-là même qui s’arrogent le droit de nous juger et de nous conseiller. Le problème est très vaste, et nous-mêmes agriculteurs ne comprenons pas toujours vraiment ce qui nous arrive.

Beaucoup de gens nous posent cette question : « Pourquoi vos fermes disparaissent-elles les unes après les autres ? ». Pour y répondre correctement, il faudrait tout reprendre depuis le début, raconter l’évolution de notre agriculture au cours des âges, et comment tout s’est accéléré depuis 1950. Les « paysans » très nombreux sont devenus des « agriculteurs » cinq fois moins nombreux ; puis ceux-ci, c’est-à-dire nous, ont été appelés « exploitants agricoles », encore cinq fois moins nombreux ; puis leur nombre se divise encore par deux tous les dix ans, pour devenir bientôt des « sociétés agricoles » ou des « entreprises d’agriculture ». Disons le tout net, d’ici dix ou vingt ans, il ne restera plus que des entités de grandes dimensions, de plusieurs centaines d’hectares et milliers de bovins, au train où vont les choses…

En fait, ce phénomène de regroupement, avec à la clef la disparition des petites structures, se rencontre dans tous les secteurs de notre monde moderne. Il n’existe pratiquement plus de petits boulangers, garagistes, menuisiers…, de petites épiceries, postes ou banques. La raison de cette cristallisation en gros grains est toute simple : les technologies modernes (machines-outils, robots, ordinateurs…) ont supplanté inexorablement la main-d’œuvre humaine. En agriculture, les tracteurs et autres engins motorisés, équipés d’outils chaque jour davantage performants, ont remplacé les armées de paysans d’autrefois. Il suffit de lire nos journaux agricoles, pour constater l’effarante inventivité des constructeurs. En se jouant, un homme seul, -super-équipé et hyperendetté –, parvient à mener à bien -et même à très bien- toutes les tâches possibles et imaginables à effectuer dans une ferme.

La disparition en Wallonie de 6 élevages sur 10, lors de la dernière décennie, s’explique donc en partie par les performances des technologies mécaniques et agronomiques modernes. En partie, dis-je. D’autres causes viennent s’y greffer, et vous les connaissez, trop nombreuses hélas pour les expliquer simplement en quelques lignes. Les mots pour les dire et les raconter ne manquent pas, mais le nombre de ces mots est incalculable, et chaque semaine, je m’efforce de dévider peu à peu leur écheveau interminable…

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