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Maxi-statut, mini-pension

Chacun a voix au chapitre, pour râler et dénoncer ce qu’il considère comme des injustices. Certains se taisent toute leur vie et encaissent : leurs gémissements ne sont que murmures, et personne ne les écoute jamais. Parfois, sur le tard, ces voix ténues prennent soudain du volume et crient leur révolte. Des voix de la terre, par exemple…

Temps de lecture : 5 min

Une agricultrice de 60 ans, silencieuse au possible toute sa vie, m’a raconté la vexation de trop qu’elle dit avoir subie. Le concert de félicitations pour célébrer l’accès des conjointes-aidantes à la pension minimale fait remonter sa bile et lui retourne l’estomac ! Mensonges, dit-elle ! Sa pension quand ? Dans 6 années seulement ! Pour obtenir un montant égal à celui de son mari ? Que nenni : au prorata temporis de sa période de cotisation ! Le discours politique du Ministre Clarinval est truffé d’omissions et quelque part trompeur, tempête-t-elle ! Elle refuse cette fois de se poser en victime expiatoire consentante d’une injustice déguisée en victoire syndicale. Elle s’interroge surtout sur le caractère vexatoire du statut précaire, de l’état de dépendance imposé aux filles et aux épouses d’agriculteurs quand elle était jeune.

Appelons-la Charlotte, prénom d’emprunt. Sacrément remontée, la Charlotte ! Son parcours paraîtra bien banal aux yeux de la plupart des lectrices ; une chanson triste sur un air de déjà-vu, de déjà vécu. Née en 1962 dans une famille d’agriculteurs, notre Charlotte est la seule gamine d’une grande fratrie. Tout va bien jusqu’à l’âge de 16 ans. Sa maman, enceinte du petit dernier, ne peut plus assumer ses tâches quotidiennes, et son père décide de reprendre la jeune fille à la ferme, de sacrifier les belles études de celle-ci en lui promettant des compensations financières et la gratitude éternelle de ses frères. Charlotte obéit et remplace sa maman pour s’occuper du ménage, de la traite et des soins aux veaux, ainsi que des travaux saisonniers dans les champs. Elle aime bien l’agriculture et se sent toute joyeuse, comme investie d’une mission divine pour aider sa famille.

Les années passent. Charlotte travaille dur sans se plaindre, mais tout de même, elle regrette un peu de n’avoir pu devenir institutrice, infirmière, médecin, prof de français, vétérinaire ou ingénieure comme les amies de sa génération. Puisqu’on lui a promis des compensations, elle se tait. Elle se dit que c’est son destin, inscrit dans l’ordre de choses en agriculture familiale. À 23 ans, lors d’un bal de la JAP, elle fait la connaissance d’un jeune fermier de cinq ans son aîné. « Amour pour toujours », mariage, trois enfants, et toujours enfermée dans ce métier d’aidante-agricultrice-ménagère-maman-garde-malade, sans qu’on lui donne l’occasion de tracer elle-même le fil rouge de son avenir, d’avoir un revenu personnel qui la récompenserait -ne fût-ce que symboliquement- des milliers d’heures de travail qu’elle effectue chaque année pour les autres et jamais pour elle.

Charlotte n’est pas une sainte. Elle s’énerve pour la première fois sur ses frères au décès de leurs parents, quand elle découvre qu’aucune compensation n’a été prévue pour elle. Tout le monde, notaire compris, semble trouver cette réclamation déplacée, inopportune. Ses frères sont sidérés de découvrir une autre Charlotte, auparavant placide et effacée comme une femme doit l’être, devenue « égoïste » et dure en affaire. Ils lui donnent mauvaise conscience et elle se tait, pour ne pas se brouiller avec la famille. Zut ! Quelle andouille, quelle idiote j’ai été, se dit-elle ! On ne m’y reprendra plus ! Derrière l’apparente innocence des lois, derrière cette bienveillance de façade imposée par la bienséance dans le milieu agricole, se cachent des injustices profondes. Elle prend sur elle et la vie continue avec ses joies et ses peines, anesthésiée par le labeur quotidien à la ferme, fatiguée dans son corps qui vieillit et commence à flancher. Son dos surtout, à cause d’une scoliose que ses parents ont négligée quand elle avait 12 ans…

À 60 ans maintenant, elle voit arriver la mise à la retraite de son mari avec joie. Celui-ci n’est plus très en forme non plus, mais désire continuer une activité agricole… avec les bras de cette brave et indestructible Charlotte. Mais cette fois-ci, pas question ! Elle refuse avec la dernière énergie à son « cher et pas vraiment tendre », et la ferme cesse ses activités. Elle se dit qu’enfin, grâce aux cotisations de conjointe-aidante maxi-statut qu’ils paient depuis 2003, on va lui verser la pension minimale en 2023 -David Clarinval l’a dit, la FWA et l’UAW l’ont clamé fièrement- et qu’elle pourra disposer d’un petit pécule bien à elle chaque mois pour profiter de la vie : acheter des romans, s’abonner à Netflix, visiter des musées, accepter des invitations au restaurant…

Hélas, elle va rapidement déchanter, car elle n’a pas tout compris. Certaines règles ont été « oubliées », considérées comme implicites, quelque peu dissimulées derrière les déclarations politiques et syndicales victorieuses. Sa carrière est loin d’être complète : elle n’aura droit à sa pension qu’à l’âge « canonique » de 66 ans, et touchera seulement 19/45 de la pension minimale (environ 680 €/mois), en 2028 ! Si elle vit encore à ce moment, dit-elle, elle aura travaillé durant 50 années comme une brute, et ne recevra que ce maigre montant en récompense d’une vie sacrifiée à sa famille et à un métier difficile, bien ingrat au final… Parmi ses copines d’enfance, certaines disposent déjà d’une pension de la fonction publique, quatre fois supérieure à celle qu’elle obtiendra… (peut-être) dans six ans seulement !

Alors, Charlotte est très fâchée, désespérée, et ne comprend pas le discours triomphaliste du Ministre Clarinval et des syndicats agricoles, pour ces miettes jetées aux fermières, pour ce prétendu « merveilleux cadeau » qu’elles recevront en fin de carrière dès 2023. Et bien, MERCI à vous, chers défenseurs des petits indépendants agriculteurs, dit-elle ! On n’est jamais si bien trahi que par les siens, elle l’aura éprouvé durant toute sa vie, avec en bouquet final, cette mini-pension pour un soi-disant « maxi-statut »…

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