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Itinéraire d’une femme comestible

Temps de lecture : 6 min

À quoi songe une jeune femme de vingt ans, fille d’agriculteur, en 1970 ? Nathalie n’est pas exigeante, et n’attend pas monts et merveilles de la vie qui s’ouvre devant elle. Dans sa jeune existence, elle a déjà éprouvé quelques déceptions… Devenir institutrice ? Journaliste ? Écrivaine ? Tu ris ou quoi ? Non, pas pour toi, une fille de fermier !

Son destin a été tout tracé par ses parents : rester dans le milieu agricole, épouser un brave cultivateur et le seconder sur l’exploitation familiale, avoir des enfants pour perpétuer celle-ci, et bien entendu remplir toutes les tâches ménagères qui incombent aux femmes. Voilà le bonheur !

Nathalie et ses sœurs vont au bal chaque semaine, accompagnées de leur maman, laquelle veille sur leur vertu comme sur le coffre de la banque d’Angleterre. Un petit amoureux l’invite souvent à danser. Mais non voyons, Nathalie, tu n’y songes pas, tout de même ! Un ouvrier garagiste ! Ses parents n’ont pas un sou vaillant ! Celui-ci te conviendrait bien mieux : un fils unique, une famille propriétaire de 50 hectares, des gens riches.

Ce gendre idéal a douze ans de plus que Nathalie, un début de calvitie, un visage mafflu, un menton fuyant, deux incisives supérieures proéminentes. Nathalie le surnomme « Monsieur Lapin ».

Un an plus tard, la jeune fille se retrouve pourtant à son bras devant l’autel ! Elle a dû baisser pavillon et évincer son gentil garagiste, écrasée sous les pressions familiales. Quelle chance elle a, de faire un aussi beau mariage ! Lors du repas de noce, son beau-père très joyeux exprime sa satisfaction de voir arriver chez lui une belle jeune femme fort appétissante ! Il lui flatte la croupe chaque fois qu’elle passe près de lui, et Nathalie le baptise in petto « Monsieur Mains-aux-fesses ».

La nuit de noce se déroule comme un cauchemar. Monsieur Lapin est alcoolisé et expédié son devoir conjugal à toute vitesse et sans tendresse : « Wame, bame, merci Madame ! », laissant la pauvre Nathalie régler seule ses émotions dévastées. Le lendemain, elle fait plus ample connaissance avec sa délicieuse belle-maman. Celle-ci lui indique les règles de la maisonnée, car elle n’est plus chez elle, maintenant… Elle lui explique les tâches à accomplir, les horaires militaires. Belle-Maman consulte sans cesse sa montre et mesure combien de temps la jeune femme reste aux toilettes, dans la salle de bain ; combien de temps elle met pour s’habiller, pour éplucher les pommes de terre, pour aller chercher les vaches en prairie, pour traire un seau de lait, etc. Nathalie la surnomme « Madame Chronomètre »…

Le soir du premier jour, elle monte ranger les affaires qu’elle a amenées et ne retrouve pas ses caisses de livres, ses papiers, son portefeuille. Mains-aux-fesses a tout confisqué ! Lire ces bêtises, tu n’y penses pas ? Le soir, tu peux tricoter, ravauder les vêtements. Et ton livret de caisse d’épargne ? Il est bien sûr avec nos documents bancaires ! Tu as seulement 20.000 francs ? Mais ce n’est rien du tout ! Même pas de quoi acheter une génisse !

Le dimanche suivant après-midi, Nathalie reçoit la permission de retourner chez ses parents. Elle se plaint amèrement, mais sa mère la rabroue, la sermonne d’importance ! Elle doit se comporter comme une bonne épouse, ne pas leur faire honte. Et puis qu’importent ces inconvénients, quand on s’aime !

Oui, ces gens-là s’aiment, son mari s’aime, et sème chaque soir avec assiduité. Wame, bame, merci Madame ! Six mois se passent, rythmés par le travail à la ferme, à la maison sous la férule de Madame Chronomètre, sans oublier Wame Bame au coucher. Alors ? Et quoi ? Ce bébé, il arrive ? Manquerait plus qu’elle soit stérile, qu’elle ait la « maladie des génisses blanches », se plaint le délicat Mains-aux-fesses, qui se verrait bien accomplir la fécondation à la place de son mollasson de fils.

Ah, tout de même ! Nathalie attend un heureux événement ! On lui témoigne davantage de respect, mais patatras, c’est une fille. Et bien tant pis, Monsieur Lapin recommence ses petites séances, Wame Bame chaque soir. Dix mois plus tard, carramba, encore une fille ; un an plus tard, une autre petite « fendue » vitupère Mains-aux-fesses ! Nathalie est épuisée, mais Monsieur Lapin ne la laisse pas tranquille. Désormais, on l’appelle « la Grosse », car elle a gardé des kilos de ses trois grossesses. Heureusement, elle se console avec ses filles, et les protège comme une tigresse. Elle s’engueule souvent avec Madame Chronomètre.

Mains-aux-fesses explique à son fils : « Au début du mariage, les femmes sont des gentilles poulettes ; une fois qu’elles ont des enfants, elles deviennent des méchantes « coveresses » ». Enfin, le quatrième essai est le bon, mais le petit garçon naît deux mois trop tôt, à cause d’un bon coup de patte d’une vache vicieuse, reçu dans l’abdomen tandis qu’elle trayait. Nathalie manque de mourir ; elle ne saura plus avoir d’autres bébés, mais ce n’est pas si grave, puisqu’il y a un héritier pour la ferme ! Fini le Wame Bame, se réjouit-elle. Seulement voilà, le garçonnet est de santé fragile. Il ressemble sa mère, c’est sûr ! Elle n’est vraiment bonne à rien !

Dix ans se passent…

Le papa de Nathalie décède inopinément ; sa mère et ses sœurs décident de vendre les 30 hectares qu’elles ont en propriété. Monsieur Lapin et Mains-aux-fesses sont furieux ! Ils estiment que ces terres devaient leur être louées. Un marchand de bêtes propose un prix élevé et le marché est conclu. Nathalie reçoit sa part d’héritage, aussitôt engloutie dans les dettes de sa belle-famillle ! On lui reproche d’être pauvre, et d’avoir apporté bien peu à la ferme familiale.

1990. Nathalie a quarante ans, mais en paraît soixante, se dit-elle. Elle a croisé son amour de jeunesse, mais il ne l’a même pas reconnue ! Il possède maintenant deux garages et vend des voitures comme des petits pains… Elle n’en peut plus, de son mari et de ses beaux-parents ! Ces derniers vieillissent mais Mains-aux-fesses a gardé la main leste et lutine ses filles, de jolies adolescentes. Nathalie a beau tempêter, même Monsieur Lapin et Madame Chronomètre en rient !

2005. Ouf ! Ils sont morts tous les deux ! Monsieur Lapin fait moins le malin ; il approche de la pension et se désespère de voir son fils se détourner du métier. La faute à la Grosse, bien sûr, qui l’a éduqué comme une gonzesse. Les trois filles ont quitté le nid ; elles sont en ménage avec leur amoureux. Quelle chance elles ont !

Hélas, le compagnon de la plus jeune est agriculteur, et semble fort intéressé par les hectares de sa « belle-famille ». Nathalie est horrifiée ! Ils ne songent donc qu’à ça, ces mâles agriculteurs, à leur exploitation, aux terres que leur copine pourra leur apporter en dot ? Au bébé mâle qu’elle leur fera et qui perpétuera leur race ? Un autre Monsieur Lapin ? Un autre Mains-aux-fesses ? Tandis qu’elle deviendra « la Grosse » ou une Madame Chronomètre, et perdra tout : son nom, ses biens, son estime d’elle-même ?

Nathalie raconte sa vie désastreuse à sa fille, son existence de femme mangée par sa belle-famillle, le statut qui l’attend sans doute avec ce garçon. « Mais non Maman, c’est fini ce temps-là ! Je ne suis pas comme toi, une femme comestible ! »

Vraiment????

Un matin d’automne 2023, Nathalie suit le corbillard de sa fille, suicidée…

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