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Cession privilégiée: quels sont les motifs d’opposition?

À la faveur d’une précédente parution, étaient rappelées les considérations générales relatives à la faculté, pour le bailleur, de s’opposer à une cession privilégiée lui étant notifiée par un preneur cédant son bail à un parent éligible. L’examen des motifs d’opposition était annoncé pour une parution prochaine, ce à quoi seront donc consacrés les paragraphes suivants. À toutes fins utiles, donnons le conseil de la relecture du précédent article avant d’entamer la lecture de celui-ci.

Temps de lecture : 6 min

Les motifs d’opposition sont, pour rappel, listés à l’article 37 de la loi sur le bail à ferme : il y en a 6, pas un de plus.

Le bailleur a donné congé avant la notification

Le premier d’entre eux est le suivant : « Peuvent seuls être admis comme motifs sérieux d’opposition : 1º le fait qu’avant toute notification de la cession le bailleur a donné un congé valable ».

Bien comprendre ce motif d’opposition peut passer par une illustration. Imaginons un vieux bail oral né en 1990. Indépendamment de toute considération liée aux dispositions transitoires de la loi nouvelle, ce bail peut être considéré, en 2024, comme étant en période indéterminée, c’est-à-dire avoir déjà vécu deux périodes d’occupation. En pareil cas, la loi indique qu’un bailleur souhaitant notifier congé pour motif d’exploitation personnelle peut adresser le congé à tout moment moyennant un délai de préavis de 3 ans au moins et 4 ans au plus (lecture combinée des articles 8 et 11.3 de la loi. En 2024, donc, ce bailleur notifie un congé au preneur assorti d’un délai de préavis de 3 ans. Et voilà que, dans la foulée dudit congé, le preneur « contre-attaque » et notifie au bailleur une cession privilégiée au profit de son fils. Objectif du preneur : imposer au bailleur, au profit de son fils, une première et nouvelle période d’occupation et, par voie de conséquence, court-circuiter la légalité temporelle du congé.

Pas compris ? Quelques mots d’explication. Si une première et nouvelle période d’occupation est constituée au profit du fils, ce dernier entame donc, en quelque sorte, « un nouveau bail » (en tout cas une remise à 0 au niveau des périodes). Or, en termes de temps, un congé pour motif d’exploitation personnelle ne peut être envoyé, à l’époque de la première période, que pour l’échéance de la période en cours. Si le fils entame, en 2024, une première et nouvelle période, celle-ci s’achèvera en 2033 et ce ne sera alors que pour l’échéance 2033 que le bailleur pourra notifier son congé…

Le premier motif d’opposition visé à l’article 37 de la loi interdit précisément à un preneur à qui un congé a déjà été adressé de notifier une lettre de cession privilégiée dans l’optique de contrecarrer, ou postposer à tout le moins, l’échéance du délai de préavis… En pratique, quand de telles hypothèses se présentent, deux actions sont introduites parallèlement : la première est introduite par le preneur, qui contestera le congé devant le Juge de Paix, et la seconde par le bailleur, qui s’opposera à la cession privilégiée devant le même Juge de Paix. Il est fréquent que le Juge de Paix en question « joigne » les deux affaires de façon à n’en faire qu’une et à les traiter simultanément, vu leur degré d’intimité et vu les conséquences que l’une peut avoir sur l’autre.

Pour exploiter lui-même

Le second motif d’opposition est libellé comme suit : « Peuvent seuls être admis comme motifs sérieux d’opposition : 1º (…) ; 2º l’intention du bailleur d’exploiter lui-même, dans un délai inférieur à cinq ans, le bien loué ou d’en céder l’exploitation à son conjoint, à son cohabitant légal, ses descendants ou enfants adoptifs ou ceux de son conjoint, de son cohabitant légal ou aux conjoints ou aux cohabitants légaux desdits descendants ou enfants adoptifs ». Ce motif d’opposition n’est pas sans ressembler au premier mais en diffère malgré tout. Là où le premier motif visait l’hypothèse d’une notification de cession privilégiée notifiée APRÈS l’envoi d’un congé, le second motif d’opposition, lui, vise l’hypothèse d’une notification de cession privilégiée alors que le bailleur envisageait justement, par exemple, d’envoyer un congé pour le motif d’exploitation personnelle : l’hypothèse ici visée est donc celle d’un congé à adresser APRÈS la notification de la cession privilégiée.

Reprenons notre exemple. Le preneur notifie la lettre de cession privilégiée au bailleur, offrant ainsi à son fils une première et nouvelle période d’occupation prenant cours en 2024 pour se terminer en 2033. Problème pour le bailleur qui entendait justement exploiter les parcelles par la voie d’un congé envoyable à tout moment moyennant un délai de préavis de 3 ans. Si la cession privilégiée s’impose au bailleur, il ne pourra plus espérer récupérer les parcelles que pour l’échéance 2033 alors que ses espérances convergeaient vers l’année 2027… Ce bailleur sera-t-il dépourvu de toute opposition ? Non, il peut faire opposition à la cession privilégiée en indiquant qu’il a l’intention d’exploiter les parcelles endéans un délai légalement prévu inférieur à 5 ans. Autrement dit, il indiquera au Juge de Paix que, au moment de la notification de la cession privilégiée, il avait l’intention d’exploiter à titre personnel et que cette intention d’exploiter peut être réalisée dans un délai inférieur à 5 ans. Dans la mesure où, s’il n’y avait pas eu cession privilégiée, le bailleur aurait pu nourrir l’espoir de récupérer les terres pour l’échéance 2027, il sera demandé au Juge de Paix «d’annihiler» les effets de la cession privilégiée notifiée et, donc, de ne pas reconnaître au fils du preneur une première et nouvelle période d’occupation… Cette opposition du bailleur sera suivie, de sa part, de l’envoi du congé pour le motif d’exploitation personnelle. En pratique, et souvent, à nouveau, deux procès, intimement liés l’un à l’autre, seront introduits, l’un par le bailleur en opposition à la cession et l’autre par le preneur en opposition au congé, et seront joints l’un à l’autre…

Comportements injurieux et condamnation judiciaire

Le troisième motif d’opposition est moins courant et peut être examiné avec le quatrième. Voilà comment ils sont libellés : « Peuvent seuls être admis comme motifs sérieux d’opposition : 1º (…) ; 2º (…) ; 3º des injures graves ou des actes d’hostilité manifeste de la part du cessionnaire à l’égard du bailleur ou de membres de sa famille vivant sous son toit ; 4º la condamnation du cessionnaire du chef d’actes de nature à ébranler la confiance du bailleur ou à rendre impossible les rapports normaux entre le bailleur et son nouveau preneur ».

Il s’agit, ici, d’apprécier la « personnalité ou le comportement » même du cessionnaire, le fils de notre exemple. La loi prévoit qu’en cas d’injures graves ou d’actes d’hostilités manifestes de la part du fils à l’égard du bailleur ou des parents avec qui il vit (3e motif) ou de condamnation du même fils de nature à ébranler sérieusement la confiance que le bailleur peut lui accorder ou à rendre impossible des rapports normaux (4e motif), le bailleur est en droit de s’opposer à la cession privilégiée. Dans l’hypothèse du 3e motif, il faut apprécier les comportements que le fils peut avoir adoptés à l’égard du bailleur ou de membres de sa famille vivant sous le même toit et juger de leur gravité et de leurs conséquences et, dans l’hypothèse du 4e motif, il faut (1) une condamnation judiciaire (2) de nature à ébranler la confiance du bailleur ou à rendre impossible tout rapport contractuel normal…

Les derniers motifs seront abordés lors de la prochaine parution. La matière est complexe et procéduralement technique. De ce fait, un conseil utile et préalable vaut toujours mieux qu’une erreur évitable.

Henry Van Malleghem,

avocat au Barreau de Tournai

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