À la croisée des chemins

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Dis-moi, Malou : quel est ton ingrédient mystère, pour réussir d’aussi bonnes gaufres, dorées et croustillantes, et tellement onctueuses en bouche ? Quel est ton secret ?
– Je veux bien le dire à toi, mais ne le révèle jamais à personne ! J’ajoute vingt centilitres de colostrum par litre de lait, du jaune et bien épais. Du colostrum de jeune vache, c’est l’idéal !
– Sérieusement ? Promis, juré, je ne le dirai à personne ! Ça risquerait d’en rebuter certains…
– À ton tour de me confier ton secret. Ta maman se fait du souci pour toi : pourquoi veux-tu arrêter tes études, comme ça, sans donner d’explication ? Tu es pourtant très bonne élève ?
– J’en ai marre de l’école. J’ai l’impression de ne pas y être à ma place, d’y perdre mon temps.
– Tu récites une leçon incrustée dans ta tête, et tu ne m’apprends rien. Tu sais, j’ai eu un jour dix-huit ans, moi aussi, et comme toi, j’ai proféré les mêmes bêtises.
Kim ne répond pas et boude pendant un quart d’heure, tandis qu’elle sert d’un air maussade des clients que Malou s’évertue à divertir joyeusement. La vieille dame profite d’un moment de calme pour sortir un album photo d’un grand sac posé à ses côtés.
– Viens voir. C’est moi, là, assise au premier rang, lors de la fête des rhétos, en 1972. Pile poil le même âge que toi !
La jeune fille dégaine son smartphone et montre sa photo de proclamation, prise deux jours plus tôt : elle est habillée élégamment, entourée de ses amies en demi-cercle, et détourne légèrement la tête.
– Tu étais très jolie, Malou ! C’est vrai qu’il y a comme un air de famille entre nous deux…
– Bien plus que tu ne le crois ! Observe-les bien. Ces deux gamines, toi et moi à cinquante-deux ans de distance, s’apprêtent à faire des choix qui vont plomber toute leur existence.
– Pourquoi dis-tu ça ? C’est ma vie, après tout, j’en fais ce que je veux !
– Je disais juste pareil à ton âge. Regarde bien la jeune Marie-Louise, en 1972. Elle hésitait entre deux études. Elle voulait faire « institutrice », ou « infirmière », et elle a fait « imbécile », un sacré beau métier !
– Pas du tout ! Tu es devenue agricultrice, le plus beau métier du monde !
– Crois-tu que je l’ai choisi ? C’est plus compliqué que cela. La toute jeune fille, là, sur la photo, ne sait pas encore qu’elle sera bientôt enceinte de ta maman. Elle ignore qu’elle sera obligée de se marier quatre mois plus tard, avec un zigoto très doué pour amuser la galerie et attirer les jeunettes dans sa voiture, mais fainéant au dernier degré, et absolument exécrable en tant qu’époux et père de famille. Adieu les études… Bonjour les galères…
– Je suis ravie d’apprendre que mon grand-père biologique était un connard de compétition ! Mais rassure-toi, je ne risque pas d’être enceinte avant au moins dix ans ! Mais ensuite, dis-moi ?
– J’ai voulu assumer. Je me croyais très forte et très maligne. Libre, autonome. J’étais trop orgueilleuse. Ça n’a pas marché. J’ai tenu le coup deux ans, et puis basta, j’ai lâché. Divorce, pertes et fracas. Puis j’ai entamé une « glorieuse » carrière de maman-solo. J’avais passé des examens pour entrer à la Poste, un job de bureau. J’ai obtenu un emploi sécurisé, nourricier et pas trop fatigant, mais très ennuyeux…
Coup de pouce du destin -ou croc-en-jambe ? –, j’ai rencontré ton Papy, onze ans de plus que moi, un agriculteur célibataire à la recherche de l’âme sœur…, d’une femme instruite pour se charger de la paperasserie, et surtout suffisamment costaude pour cuire sa popote, s’occuper de ses vieux parents, laver ses slips, traire ses vaches, soigner ses veaux, et bien entendu partager son lit et porter ses enfants. Un métier de servante à double temps plein ! Ceci dit, j’ai eu beaucoup de chance, car c’est un vrai brave homme. Il a toujours considéré ta maman comme sa propre fille.
– Pourquoi me racontes-tu tout cela ?
– Il paraît que tu veux te mettre en ménage avec le fils Untel, de la ferme Giga. Un gentil gamin, 25 ans. Tu vois, j’ai fait mon enquête.
– Tu devrais être contente. Je veux devenir agricultrice, comme toi !
Les gaufres ont beaucoup de succès ! Des amateurs de galettes s’approchent et le grand déballage est interrompu. Kim est soulagée ; elle croit en avoir fini avec le laïus malaisant de sa grand-mère. Mais celle-ci reprend le fil de la conversation, dès que les gens se sont éloignés.
– Je te raconte mon parcours de vie pour te mettre en garde ! Ne fonce pas tête baissée vers un destin que tu crois déjà tracé. Pourquoi veux-tu gâcher ton talent ? Par manque d’imagination ? Par orgueil ? Pour défier tes parents ? Pour accéder à un idéal ? Par démission de toi-même, ou soumission à ton copain ? Par faiblesse ? Je ne comprends pas, et toi non plus, tu ne piges pas. Tu suis ton instinct bêtement, comme moi. Ne détourne pas les yeux en râlant, regarde-moi !
Malou lui montre alors ses mains, déformées par l’arthrose et le labeur d’une vie, auxquelles il manque l’auriculaire gauche, arraché par une vache alors qu’elle lui passait une chaîne au cou. Elle lui dévoile ses cicatrices : une au bas du dos -hernie discale opérée –, une autre au genou -prothèse –, d’autres à l’abdomen – hernies et césarienne –, deux autres plus compliquées à montrer -prothèses aux hanches-.
– Le plus beau métier du monde, dis-tu ? Sans doute, ma petite Kim… Mais réfléchis tout de même à ce que je t’ai raconté, avant de renoncer aux études que tu envisageais : bioingénieure ou vétérinaire. Pour ne pas avoir de regrets, ne pas te retrouver comme moi dans cinquante ans à essayer d’exhorter ta petite-fille à ne pas reproduire tes erreurs.