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Dur dur d’être durable

Vœu pieux ou réelle volonté ? Illusion ou réalité ? La « durabilité » semble être mise au centre des priorités, dans la plupart des domaines. Elle suscite bien des réflexions, des prises de position situées parfois aux antipodes les unes des autres. En ce qui nous concerne, qu’est-ce qu’une agriculture, ou plutôt une filière agro-alimentaire dite « durable » ? Chaque maillon de cette chaîne s’élabore son propre concept, selon ses affinités et ses intérêts personnels. Et ça crée un beau bazar !

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Elle est devenue le mot à la mode ! J’ai sous les yeux divers programmes électoraux de juin et d’octobre, où l’on retrouve « durabilité » au moins trois fois sur chaque page ! Le terme est cuisiné à toutes les sauces possibles et imaginables, au point d’être galvaudé et vidé de toute sapidité. Chaque mouvance politique estime promouvoir et défendre une gestion « durable » de notre pays, notre région, notre province, notre commune. Chacun défend ses propres théories, et la « durabilité » devient tout et n’importe quoi, c’est-à-dire un concept nébuleux et désincarné, un jeu de cymbales retentissantes que l’on frappe pour faire résonner un discours dépourvu de raison.

Les banques également parlent de fonds « durables », « sustainable », lesquels donnent bonne conscience aux épargnants, et sont censés respecter des normes sociales et environnementales. À les croire, les placements conseillés n’impactent en rien les écosystèmes naturels, protègent et rémunèrent correctement les travailleurs, respectent les égalités de genres, défendent le bien-être des travailleurs et interdisent d’employer une main-d’oeuvre enfantine. Ceci dit, dans certains pays, j’ai l’impression qu’on est considéré comme enfant jusqu’à l’âge de cinq ans maximum… Les énergies fossiles, les industries du tabac, les fabriques d’armes à feu, les usines de textile qui emploient des femmes et des petits gosses payés une misère…, sont en principe absentes du panier d’actions de ces fonds « sustainable ». Une auréole de sainteté standardisée nous est ainsi proposée en kit pour nos gentils investissements.

Les intervenants financiers du monde qui nous entoure sont passés maîtres dans l’art de nous enfumer. Ce sont eux qui tiennent les rênes de nos destinées. La chaîne agro-alimentaire reflète parfaitement les contradictions, la schizophrénie oserai-je dire, entre l’exigence de « durabilité » des consommateurs, et leur comportement d’achat. Il est très frustrant de constater qu’au supermarché, à côté de nos produits, certaines denrées importées ne répondent pas aux normes européennes et sont proposées à un prix inférieur. Les clients des supermarchés demandent ce qu’ils appellent de la « durabilité », sans avoir une vision précise de ce que ce concept représente. Les normes imposées rendent nos produits plus coûteux, mais c’est souvent l’article le moins durable et le moins cher qui est ainsi choisi.

Comment voulez-vous que le système fonctionne, si les pratiques commerciales répondent à une logique de profits financiers à court terme, et non à une gestion globale où seraient incluses les notions de durabilité sociale et environnementale ? Les aliments aux qualités nutritionnelles supérieures sont difficilement abordables pour les personnes aux bas revenus, tandis que la malbouffe est bon marché. Nous vivons dans une économie de masse qui dégage des marges très faibles à l’unité ; elle engendre un gaspillage des ressources et trop de pollution. La vraie durabilité consisterait à passer à une économie qualitative plutôt que quantitative, laquelle qualitative dégagerait des marges plus élevées à l’unité et provoquerait moins de dommage à l’environnement.

Cette malédiction engage le secteur agricole dans une voie sans issue. L’agriculture industrielle de production de masse gagne à tous les coups face à aux agricultures à dimensions humaines, où sont privilégiés le respect, la qualité et l’équité. Respect des sols et de l’environnement naturel. Respect des consommateurs. Qualité des produits. Qualité de vie de l’agriculteur et de ses animaux. Équité du partage des plus-values au sein de la filière agro-alimentaire. On nous fait croire qu’il nous faut choisir entre une agro-écologie sacrificielle peu rémunératrice et une agriculture intensive rentable ! Dans les faits, ni l’une ni l’autre ne dégage des revenus décents car elles se concurrencent bêtement, sous l’oeil goguenard des autres membres de la filière alimentaire qui s’en frottent les mains. C’est ainsi, inutile de se voiler la face !

Le chemin vers la « durabilité » est un étroit sentier sinueux, creusé de profondes ornières dont il est très difficile de s’extirper, encombré de ronces qui nous accrochent et nous ralentissent, jalonné de fondrières où se noient nos plus fols espoirs. La bonne volonté ne suffit pas : il faudrait urgemment se remettre en question, vaincre l’inertie des institutions, l’aveuglement des mentalités. Dur dur, de devenir « durable »…

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