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Courrier de lecteur: «Une vie de route»

Au volant de sa petite voiture rouge, Simone trône sur son nuage, reine de la route, impératrice des chemins de campagne. Bien visible des autres conducteurs, elle emprunte sans complexe toutes les voies de communication, sauf les rails (évidemment…) et les autoroutes, car elle confond les entrées et les sorties et s’est retrouvée une fois à contre-sens sur une bretelle, heureusement peu fréquentée. Elle ne craint rien : ni l’obscurité, ni le brouillard, ni la neige, ni le verglas.

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Rien ni personne ? À vrai dire si, tout de même : elle éprouve une certaine frayeur envers les très gros véhicules, du genre camions et tracteurs agricoles. Sur les petites routes, elle rencontre très peu de gros bahuts et semi-remorques, sauf parfois un transport de grumes sur un chemin forestier, mais le chauffeur de la scierie la connaît bien et se gare sur le côté pour lui laisser galamment le passage. Quant aux tracteurs…

« J’ai eu la peur de ma vie ! Je conduis depuis soixante ans, sans le moindre accident, et c’est la première fois qu’il m’arrive pareille mésaventure. J’ai cru ma dernière heure arrivée ! ». Toute tremblante, elle nous a raconté sa rencontre inopinée avec un tracteur attelé d’un andaineur double, un face à face terriblement angoissant pour la vieille dame ! « Il a bondi au-dessus d’un dos-d’âne, et je me suis retrouvée nez à nez avec une montagne de ferraille illuminée de feux clignotants, et qui prenait la largeur de la route ! Il ne m’a vue qu’au dernier moment, juste à temps pour donner un coup de volant et rentrer dans un champ de foin. Heureusement, il n’y avait pas de talus, ni de fossé ! Les dents de l’andaineur sont passées tout près ! Pensez-vous qu’il s’est arrêté ? Pas du tout ! Il a klaxonné bruyamment, et s’est sauvé sans venir prendre des nouvelles, ni s’excuser ! Voyez comment sont les jeunes d’aujourd’hui ! ».

En fait, elle s’était embarquée sur une « route de remembrement » bétonnée, d’une largeur de trois mètres. En 1995, lors de leur installation, des panneaux « chemins agricoles » avaient été dressés pour signaler la fonction de ces voies étroites, en principe réservée aux convois agricoles. Ces pancartes ont mal vieilli et ont toutes disparu. Les chemins de remembrement sont exigus mais très roulants, et beaucoup d’utilisateurs vulnérables (randonneurs, cavaliers, cyclistes, personnes du quatrième âge en voiture rouge…) les empruntent sans se douter qu’ils risquent d’être piégés au détour d’une haie, dans un tournant masqué ou au pied d’une côte, quand surgit face à eux un tracteur agricole ou une moissonneuse.

Les engins de 2025 ne sont plus des petits tacots de vingt ou trente chevaux, 1,70 m de large pour 1,5 t, mais plutôt des mastodontes cinq fois plus massifs et plus lourds, avec des empattements de 2,40 m, attelés à des machines larges de 3 m et davantage. Les petites routes de campagnes sont maintenant trop étriquées, souvent sinueuses et peu sécurisées, pour accueillir un trafic normal. « Trop bucoliques pour être honnêtes ! À éviter. » a blagué devant nous le fils de Simone, soulagé de voir sa mère tirée d’affaire sans aucune conséquence fâcheuse, si ce n’est une frousse bleue qu’il espère salutaire. « Elle ne s’y risquera plus… »

Rouler n’est pas sans danger, que l’on soit agriculteur ou n’importe qui. Il faut veiller à soi, et surtout aux autres quand on conduit un engin très imposant. Les exploitations agricoles s’agrandissent sans cesse, et leur rayon d’activité s’élargit de même. Autrefois, « courir » à cinq kilomètres était un maximum, quand les tracteurs roulaient à 25 km/h maximum, plus poussivement encore lorsqu’ils traînaient une lourde charge de fumier ou de foin. 10, 15 km/h ! C’était très lent, et constituait un danger certain pour les voitures. Un danger et une source d’agacement, car suivre pareil limaçon pendant des kilomètres de routes étroites mettait à rude épreuve la patience de pas mal de suiveurs ! Aujourd’hui, les fermes ont quintuplé leur rayon d’action, battent la campagne jusqu’à des 25-30 kilomètres, voire deux ou trois fois plus pour les plus grosses, à l’heure du réchauffement climatique dû aux émissions endiablées de gaz à effet de serre !

Heureusement, les tracteurs roulent plus rapidement, jusque 60 km/h ; mais ils sont bien davantage « corpulents », et les dépasser s’avère périlleux sur nos routes ardennaises sinueuses, lesquelles alternent les côtes abruptes et les descentes vertigineuses où les voitures foncent « tout schuss » comme sur une pente à ski, et doivent quelquefois freiner à mort pour ne pas servir de suppositoire à une moissonneuse ou une ensileuse. Les coups de klaxon fusent, quand on suit un tracteur à 50 km/h dont l’attelage se balade de droite à gauche, comme doué d’une vie propre, bien décidé semble-t-il à interdire tout dépassement au long ruban de véhicules qui se tortille derrière lui.

Alors, certains prennent des risques, forcent le passage malgré tout, se faufilent dans un trou de souris, évitent de justesse une collision frontale avec un véhicule qui arrive en sens inverse. Pas toujours… Et c’est l’accident, le drame parfois ! La petite (ou la grosse) voiture rouge (ou bleue, grise, verte…) se retrouve prise en sandwich, fait des tonneaux, est aplatie. Et c’est la faute de l’agriculteur, qui « mettait plein la route » et ne s’est pas garé sur le bas-côté pour laisser passer le cortège qui le suivait ! Malheur à lui s’il n’est pas en ordre d’assurance ou de ceci-cela, si sa signalisation ne respecte pas la législation, s’il est trop jeune ou trop vieux, un brin alcoolisé ou s’il présente des signes évidents de fatigue.

Sur le chemin de la route, rien n’est simple pour les agriculteurs, comme dans la chanson de Blake M : « Sur ma route, oui, je n’compte plus les soucis ; de quoi devenir fou, oui, une « vie de roots » » (= une vie sans confort). Une vie de route en déroute pour Simone et sa petite voiture rouge, face aux gros tracteurs…

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