Courrier des lecteurs : le but du jeu
Au fond, pourquoi travaillons-nous ? Notre activité a-t-elle du sens ? Qu’apporte-t-elle à la société ? Fait-elle tourner le monde ?

L’agriculture est censée alimenter l’humanité, me répondrez-vous en chœur ! Dans ce cas, les agriculteurs wallons devraient s’estimer pleinement heureux, car cet automne, une récolte record de pommes de terre accueille joyeusement les arracheuses dans les champs, de quoi nourrir des millions et des millions de personnes durant des mois ! Pourtant, les planteurs de tubercules à Parmentier ont étonnamment le moral en berne, en raison de cette offre trop abondante, laquelle va faire chuter les prix et placer tous les atouts entre les mains des firmes à frites et des acheteurs du grand commerce ! Étrange monde, en vérité, où une trop belle récolte ne réjouit pas vraiment ses producteurs !
Revenons deux cent cinquante ans en arrière. Imaginons-nous agriculteurs au temps des Pays-Bas Autrichiens, sous l’Impératrice Marie-Thérèse. À l’époque, on nous appelait « paysans », et à l’image des fermiers d’aujourd’hui, notre tâche sur cette Terre consistait à produire un maximum de nourriture pour alimenter une population qui dépendait absolument des gens de la terre pour sa survie. À vrai dire, dans nos régions rurales, les paysans constituaient eux-mêmes 90 % de cette population ! Ils cultivaient avant tout pour nourrir leur famille et payer le métayage.
Une récolte miraculeuse de pommes de terre semblable à celle de cette année, nous aurait comblés de joie en 1775 ! Elle aurait constitué un rempart contre la famine pour une année au moins : un luxe inouï à l’époque ! Les paysans se seraient précipités à l’église, se seraient répandus en actions de grâce pour remercier le Ciel de ses faveurs. Pensez donc ! Disposer de quoi manger pour de longs mois sans se rationner, sans avoir à éplucher le plus fin possible, voire à manger lesdites épluchures… Quel bonheur ineffable ! Eût-elle été mauvaise, une récolte médiocre aurait plongé les paysans du 18° siècle dans les affres des tourments. Le spectre de la faim aurait plané au-dessus des campagnes, accompagné des épidémies et de la mort ! Processions et prières affolées auraient hurlé leur effroi au pied des potales, sous les voûtes des édifices religieux.
Retour en 2025. En ce merveilleux 21° siècle, une récolte modeste ne tracasse personne et encore moins les planteurs de pommes de terre : elle signifie une offre réduite, et une envolée des prix départ-ferme. Bien entendu, trop c’est trop, mais trop peu, ce n’est vraiment pas assez, au cas où le quota de fournitures stipulé dans le contrat n’est pas atteint… En cette année de grâce, le scénario inverse d’une pénurie se dessine, et c’est peu de le dire. Les journalistes agricoles français parlent d’un
Dans notre métier, le simple bon sens nous engage à diversifier nos productions, pour ne pas mettre tous nos œufs dans le même panier, ni toutes les patates dans les mêmes champs. Ce comportement des plus sages appartient au passé : ce fut la doxa d’autrefois, sous Marie-Thérèse d’Autriche, et jusque Baudouin de Belgique. Puis la Pac est passée par là et le train de modernisation de l’agriculture a emporté la paysannerie dans sa course folle au rendement, sa « fast and furious race » à la spécialisation, à la spéculation, à la contractualisation.
« Dans le temps », les fermiers cultivaient une grande diversité de végétaux et élevaient toutes sortes d’animaux au sein de leur exploitation. On leur a dit :
Mais en cette année trop grasse, de disgrâce pour nos braves « patatiers », ceux-ci n’ont pas trop la patate, et encore moins la frite, si l’on peut croire tout ce qui se dit dans les médias et ce qu’on lit dans la presse agricole. Les usines de transformation font appliquer à la lettre les normes de réception ; elles pinaillent pour un peu de terre, un calibrage un tant soit peu défaillant. Elles
Bof… Êtes-vous d’accord avec cette vision des choses ? Cautionnez-vous l’enrichissement d’une minorité, au préjudice d’une frange agricole qui n’en retire aucun bénéfice ? Applaudissez-vous ce jeu d’argent monopolisé par l’industrie agroalimentaire, cette agriculture-Monopoly où l’on cherche sans cesse à nous gruger, à nous ruiner ? Adhérez-vous à cette logique ultralibérale où l’économie domine de la tête et des épaules les autres piliers de la durabilité, le social et l’environnement ? Acceptez-vous une agriculture où les planteurs de pommes de terre d’aujourd’hui, les producteurs laitiers d’hier, et ceux de viande sans doute demain, sont et seront pénalisés parce qu’ils ont mal travaillé en travaillant trop bien ?
Est-il réellement possible de s’épanouir au sein d’un tel jeu de dupe ? Dites-moi ?