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Mercosur : fragilités juridiques et démocratiques de l’accord

Vingt-cinq ans après le lancement des négociations, l’accord entre l’UE et les pays du Mercosur demeure l’un des textes commerciaux les plus contestés sur la scène européenne. Le 2 octobre, à l’initiative de l’eurodéputée écologiste Saskia Bricmont, un séminaire organisé au parlement a réuni plusieurs juristes de renom afin d’analyser ses implications. Leurs interventions, croisées avec plusieurs études académiques, dessinent un tableau inquiétant : loin de consolider les ambitions climatiques et démocratiques de l’UE, l’accord pourrait bien en fragiliser les fondements.

Temps de lecture : 7 min

Présenté comme « historique » par la présidente de la commission en décembre 2024 à Montevideo, le compromis politique trouvé avec les pays du Mercosur succède à un premier texte conclu en 2019 mais jamais ratifié.

Entre menaces et opportunités

Le nouvel accord entend lever la grande majorité des barrières douanières entre les deux blocs et ouvrir l’un des plus vastes espaces commerciaux du monde. Mais cette annonce, accueillie avec faste en Amérique du Sud, a suscité des réactions contrastées en Europe.

Pour certains gouvernements, à l’image de l’Allemagne et de l’Espagne, l’accord constitue une opportunité géopolitique et commerciale qu’il serait risqué de laisser passer dans un contexte de recomposition mondiale marqué par le poids croissant de la Chine et le blocage de l’OMC.

Pour d’autres, au premier rang desquels la France, la Pologne, et notre Wallonie, il incarne au contraire une menace pour l’agriculture européenne et un risque de dumping environnemental, tant les produits en jeu (bœuf, soja, sucre ou agrocarburants) sont associés à la déforestation et aux émissions de gaz à effet de serre. Les divergences entre États membres sont donc profondes, à la mesure d’un texte qui cristallise toutes les tensions de la politique commerciale européenne.

Des lignes de fracture institutionnelles

Au sein des institutions européennes, ces dissensions se manifestent désormais à ciel ouvert. La commission, soucieuse d’affirmer le rôle de l’UE comme puissance commerciale dans un monde fragmenté, presse les États membres d’avancer, quitte à bousculer le débat démocratique.

Le conseil, lui, demeure partagé entre ceux qui veulent protéger leurs filières agricoles et ceux qui misent sur les exportations industrielles. Quant au parlement, il oscille entre prudence juridique et volonté de contrôle politique.

Cette dispersion des positions traduit une incertitude plus profonde : l’UE peine à définir ce que doit être sa politique commerciale à l’heure de la transition écologique. Entre le modèle du libre-échange hérité des années 1990 et l’exigence d’une économie durable, elle cherche encore le fil conducteur d’une diplomatie cohérente. 

Un enjeu de crédibilité pour l’Europe

En ouvrant le séminaire, Saskia Bricmont a souligné combien le débat dépasse les considérations techniques. Elle a rappelé que l’UE avait déjà été confrontée à de lourdes controverses juridiques sur ses accords commerciaux, comme en témoigne l’invalidation par la Cour de justice européenne de l’accord agricole avec le Maroc en raison du statut du Sahara occidental.

« Ce texte cristallise les tensions de la politique commerciale européenne », a résumé Saskia Bricmont.
« Ce texte cristallise les tensions de la politique commerciale européenne », a résumé Saskia Bricmont. - UE.

« Nous ne pouvons pas nous permettre un nouveau débat juridique de cette ampleur », a-t-elle insisté. Pour l’élue belge, il ne s’agit plus seulement de savoir si l’accord renforcera ou non le commerce, mais de s’assurer de sa compatibilité avec les engagements climatiques et les principes démocratiques de l’UE. « Il en va de la crédibilité de l’Europe comme acteur global de la durabilité », a-t-elle conclu. 

Le mécanisme de rééquilibrage : innovation ou menace ?

L’une des innovations majeures de l’accord réside dans l’introduction d’un « mécanisme de rééquilibrage », censé offrir à chacune des parties la possibilité de réclamer une compensation lorsqu’une nouvelle législation crée un déséquilibre commercial. Présenté par la commission comme une simple garantie d’équité, il soulève pourtant de sérieuses interrogations.

La professeure de droit européen Kristina Eckes, de l’université d’Amsterdam, a expliqué que ce mécanisme allait au-delà des procédures prévues par l’OMC. Plus large et plus souple, il pourrait se révéler paradoxalement plus contraignant pour les politiques de durabilité. En pratique, une mesure européenne visant à réduire la déforestation ou à limiter l’importation de produits nocifs pour le climat pourrait être contestée si elle affecte les exportations sud-américaines.

Andrea Carta, conseiller juridique à Greenpeace, a renchéri en dénonçant une « ambiguïté volontaire » du texte. Le règlement européen sur la déforestation (Eudr), le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières (Cbam) ou encore la directive sur le devoir de vigilance des entreprises pourraient tous tomber sous le coup de ce mécanisme. Pour lui, le danger est clair : la simple menace d’un recours suffirait à décourager l’Union d’adopter de nouvelles règles ambitieuses. Ce « regulatory chill », déjà redouté lors de l’entrée en vigueur du Ceta avec le Canada, planerait à nouveau sur la commission. L’avocate française Clémentine Baldon a illustré ce risque par des exemples concrets. L’interdiction des produits issus d’élevages en cage, la limitation de pesticides déjà proscrits dans l’UE ou l’adoption de règles renforcées en matière de bien-être animal pourraient toutes être perçues comme des entraves déguisées au commerce. Dans ce contexte, le mécanisme de rééquilibrage pourrait devenir une arme de contestation systématique, à rebours des am bitions écologiques affichées par l’UE. 

Le climat relégué derrière le commerce

Un autre pilier du texte, censé rassurer les opinions publiques européennes, est la mention de l’accord de Paris sur le climat comme « élément essentiel » de l’accord. Mais pour les juristes, cette garantie reste avant tout symbolique.

Selon une analyse menée par Kristina Eckes, cette clause ne crée aucune obligation juridique contraignante. Être « partie à l’accord de Paris » ne signifie guère plus que ne pas s’en retirer formellement. En cas de contradiction entre les objectifs climatiques et les engagements commerciaux, rien ne garantit que le climat l’emporte. De fait, l’accord risque d’institutionnaliser un biais en faveur du statu quo, en freinant l’adoption de mesures ambitieuses nécessaires à la transition écologique.

La bataille institutionnelle autour d’un accord mixte

Si les critiques environnementales sont connues, un autre enjeu, plus discret mais tout aussi décisif, a été mis en lumière par Nicolas de Sadeleer, professeur à l’UCLouvain et spécialiste de droit européen. Depuis le mandat de 1999, l’accord UE-Mercosur était conçu comme un accord d’association « mixte », c’est-à-dire combinant des dimensions commerciales et politiques, et nécessitant par conséquent la ratification des parlements nationaux. Mais la commission privilégie aujourd’hui une interprétation fondée sur la compétence exclusive de la politique commerciale commune.

Les 5 et 6 décembre 2024, la présidente de la commission, s'était rendue à Montevideo où l'UE et les pays  du Mercosur avaient finalisé les négociations en vue  d'un accord de partenariat inédit.
Les 5 et 6 décembre 2024, la présidente de la commission, s'était rendue à Montevideo où l'UE et les pays du Mercosur avaient finalisé les négociations en vue d'un accord de partenariat inédit. - UE.

Un tel choix aurait des conséquences majeures : il permettrait d’adopter l’accord à la majorité qualifiée au Conseil, sans que les parlements nationaux n’aient leur mot à dire. « C’est le cœur du projet constitutionnel de l’UE qui est en jeu », a insisté Nicolas de Sadeleer, rappelant que l’UE ne dispose pas de compétences illimitées mais seulement de celles que lui délèguent les États membres. Réduire l’accord à un simple traité commercial, selon lui, reviendrait à contourner les souverainetés nationales et à affaiblir la légitimité démocratique du processus.

Des garanties agricoles illusoires ?

Pour tenter d’apaiser les inquiétudes des agriculteurs européens, la commission a proposé un mécanisme de sauvegarde bilatérale permettant, en théorie, de limiter les chocs d’importation. Mais pour les juristes réunis à Bruxelles, cette clause ne saurait suffire. Les précédents accords montrent que ces instruments sont rarement activés et ne compensent pas l’ampleur des effets de concurrence déloyale. Dans un contexte de mobilisation paysanne persistante, cet aspect pourrait peser lourd dans l’acceptabilité politique de l’accord, en particulier en France. Au terme de cette journée de débat, un constat s’impose : l’accord UE-Mercosur n’est pas seulement un traité commercial. Il concentre en réalité toutes les contradictions de la politique européenne : entre ambitions climatiques et réalités du libre-échange, entre volonté d’ouverture internationale et exigence démocratique, entre compétence exclusive de l’Exécutif et souveraineté des États membres.

L’Europe face à ses contradictions

« Ce texte cristallise les tensions de la politique commerciale européenne », a résumé Saskia Bricmont. Alors que l’UE se veut pionnière de la transition écologique, elle s’apprête à ratifier un accord qui pourrait, paradoxalement, limiter sa capacité à légiférer en ce sens. Au parlement, beaucoup reconnaissent que l’enjeu dépasse désormais les seuls termes du traité. Il touche à la définition même du projet européen : celui d’une UE capable d’imposer ses valeurs dans un monde fragmenté, ou celui d’un acteur économique résigné à suivre les règles du commerce global. Derrière les débats juridiques et les calculs diplomatiques, c’est une question de cohérence morale et politique qui s’impose : comment défendre une transition écologique crédible tout en liant son destin à des accords hérités d’une autre époque ? L’histoire du Mercosur pourrait bien, en définitive, devenir celle du rapport de l’Europe à elle-même.

Marie-France Vienne

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