La Pac entre solidarité et tensions
Réunis à Luxembourg le 27 octobre dernier, les ministres européens de l’Agriculture ont affiché leur unité autour du soutien à l’Ukraine, tout en s’opposant sur la structure et le financement de la future Pac. Derrière la solidarité politique, les inquiétudes des filières et les désaccords entre États rappellent combien la réforme s’annonce délicate.

L’invasion russe continue de peser sur les discussions agricoles européennes. En présence du vice-Premier ministre ukrainien, les ministres ont réaffirmé leur soutien à un secteur stratégique pour Kiev, durement éprouvé par la guerre. « Le soutien pour l’Ukraine est sans faille », a assuré Christophe Hansen, soulignant que « le commerce agricole reste vital pour l’économie ukrainienne à un moment où la Russie poursuit son agression brutale ».
Le commissaire a annoncé la mise en place d’un cadre de soutien « plus prévisible et mieux structuré » destiné à offrir de la visibilité aux producteurs ukrainiens et à garantir des échanges équilibrés. « Nos normes de production devaient être alignées, et l’Ukraine s’est engagée à le faire d’ici 2028 », a-t-il ajouté, voyant dans cette convergence réglementaire « une condition indispensable à la confiance et à la concurrence loyale ».
L’accord commercial révisé attise les inquiétudes du monde agricole
Cet engagement européen envers Kiev ne convainc pas tout le monde. Dans un communiqué commun du 30 octobre, le Copa et plusieurs interprofessions (maïs, volaille, sucre, éthanol, œufs) ont fait part de leur « vive préoccupation » face à la révision de l’accord de libre-échange.
Tout en saluant « les progrès accomplis », les filières jugent que « les concessions consenties dans de nombreux secteurs sensibles sont importantes ». Les chiffres donnent la mesure de cette inquiétude : +398 % de quotas pour le sucre, +483 % pour le miel, +200 % pour les œufs, +54 % pour le maïs, +33 % pour la volaille, +30 % pour le blé tendre, +29 % pour l’orge et +25 % pour l’alcool éthylique. Pour les producteurs européens, ces hausses massives « poseront des défis significatifs », dans un contexte déjà marqué par la flambée des coûts et la concurrence internationale. L’éventualité d’un accord parallèle avec le Mercosur accentue encore ces craintes.
Si le renforcement des clauses de sauvegarde est salué, les filières demeurent « sceptiques quant à leur efficacité pratique, faute d’automaticité et de critères clairs ». Elles réclament à la commission « un système robuste et automatique de surveillance des importations » et des « contrôles sur le terrain garantissant une stricte traçabilité ».
Une réforme sous tension politique
Au-delà du dossier ukrainien, les Vingt-Sept s’interrogent sur la physionomie de la prochaine Pac. Christophe Hansen a défendu une politique « plus simple, plus accessible et conçue pour créer un impact plus fort ». Parmi les pistes évoquées : la fusion des deux piliers actuels, paiements directs et développement rural, afin d’alléger la charge administrative et d’éviter les redondances.
« Nous avons besoin d’une architecture verte plus claire, qui permette de mesurer les résultats sans enfermer les agriculteurs dans une complexité bureaucratique », a-t-il expliqué. La réforme envisagée introduirait un paiement forfaitaire, plafonné à 200.000 € par exploitation, pour récompenser les pratiques durables, tout en laissant aux États une certaine souplesse dans la mise en œuvre. « La flexibilité nationale ne doit pas affaiblir le caractère commun de la Pac », a averti M. Hansen.
Le ministre danois Jacob Jensen a abondé : la Pac, selon lui, doit être « suffisamment attractive pour mobiliser les agriculteurs » et « opérationnelle grâce à des règles simples, transparentes et adaptées aux réalités locales ».
La querelle juridique qui grippe les discussions
Mais les débats se sont vite heurtés à une question de méthode. 17 États membres ont réclamé à la commission de regrouper l’ensemble des dispositions de la future Pac dans un seul texte législatif, au nom de la cohérence et de la lisibilité des règles.
Christophe Hansen, interpellé directement, s’est contenté d’indiquer qu’il en avait pris « bonne note » et s’est engagé à « en tenir compte dans les négociations à venir afin de garantir que la Pac demeure un outil solide et efficace de soutien à l’agriculture européenne ».
Le ministre tchèque de l’Agriculture a été plus catégorique : son pays « ne souhaite pas aller plus en avant tant que les sujets du budget et de la structure juridique ne seront pas réglés ». L’Espagne a abondé, estimant que les véritables discussions ne pourront s’engager qu’après le sommet européen des 18 et 19 décembre à Bruxelles, lorsque les chefs d’État aborderont le cadre financier. Christophe Hansen, de son côté, veut avancer sans attendre : « Dès janvier, nos services prendront contact avec chaque État membre pour préparer les recommandations qui orienteront les futurs plans stratégiques».
Financements, instruments de crise et gouvernance : une équation délicate
Le débat budgétaire n’a fait que renforcer les crispations. Le taux de cofinancement des mesures environnementales, fixé à 30 %, divise. « Nous devons trouver une voie médiane, avec des minimums et une limite vers le haut », a expliqué Hansen, reconnaissant la difficulté d’harmoniser les efforts entre États.
Sur le front des marchés, la commission entend consolider ses instruments de gestion de crise : 50 millions € ont été alloués pour compenser les pertes dans les filières les plus fragiles, notamment les fruits et légumes, et la réserve de stabilisation, aujourd’hui dotée de 50 millions, devrait être portée à 90 millions.
Concernant la gouvernance, le commissaire a reconnu la nécessité de clarifier la répartition des compétences avec les États et les régions : « Certains points devront être déplacés d’un règlement à l’autre », a-t-il admis, tout en réaffirmant la place des autorités régionales dans la mise en œuvre concrète des programmes agricoles.
Les ministres ont enfin évoqué le renouvellement générationnel, sujet devenu prioritaire dans plusieurs États. La stratégie européenne adoptée récemment vise à encourager l’installation des jeunes, faciliter la transmission des exploitations et redonner de l’attractivité à un secteur en quête de reconnaissance. « Nous devons travailler sur cet aspect pour que l’agriculture reste un horizon d’avenir », a souligné M. Hansen.
Entre ambitions et prudence
En clôture de la conférence, Jacob Jensen a choisi la retenue : « Ne vendez pas la peau de l’ours avant de l’avoir tué », a-t-il lancé, pour rappeler que le compromis reste à construire. Entre solidarité politique avec Kiev, anxiété des filières, querelles institutionnelles et contraintes budgétaires, la future Pac apparaît comme un exercice d’équilibrisme. Promesse d’une politique « plus simple et plus forte », elle devra surtout prouver qu’elle peut rester l’un des piliers du projet européen à l’heure où s’entrecroisent transition écologique, compétitivité et souveraineté alimentaire.





