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La simplification ou le miroir des contradictions européennes

Alors que le parlement examine le paquet législatif dit « Omnibus », présenté comme une mesure de simplification administrative, nombreux sont les élus à y voir un cheval de Troie de la dérégulation. C’est le cas de Saskia Bricmont qui dénonce une offensive politique contre les normes sociales et environnementales européennes.

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En marge de la dernière session plénière, l’eurodéputée écologiste wallonne est revenue, pour nous, sur le démantèlement du devoir de vigilance, les menaces qui pèsent sur la transition agricole et la perte d’influence de l’UE à l’approche de la COP30, qui se tiendra en Amazonie.

Où en est-on, aujourd’hui, sur le dossier « Omnibus » au parlement ?

Le dossier a été voté en commission des affaires juridiques (Juri). Nous étions, avant cette session du mois d’octobre, au niveau de l’éventuelle validation du mandat de négociation avec le conseil et les États membres. Plusieurs groupes, dont le nôtre, contestaient ce mandat. Son rejet, qui est finalement intervenu le 22 octobre, montre que le chantage exercé par le rapporteur conservateur du PPE n’a pas fonctionné. La majorité pro-européenne s’est ressaisie en plénière : alors que les groupes Renew et socialiste avaient soutenu le compromis en commission Juri, leurs membres ont choisi de ne pas le suivre. Les droits des travailleurs, la protection de l’environnement et la compétitivité des entreprises sont trop essentiels pour être instrumentalisés par des logiques de chantage ou des postures idéologiques. Pour rappel, la loi a été tellement affaiblie qu’elle ne s’appliquerait plus qu’aux très grandes entreprises, celles de plus de 5.000 salariés et réalisant un chiffre d’affaires supérieur à 1,5 milliard €. C’est un recul dramatique. La directive sur le devoir de vigilance était née du drame du Rana Plaza, en 2013, lorsque l’effondrement d’un immeuble textile au Bangladesh avait révélé les conditions de travail indignes dans les chaînes de production mondialisées. Ce texte liait les droits humains et la protection de l’environnement, en imposant aux entreprises européennes de vérifier le respect des normes sociales et écologiques tout au long de leur chaîne d’approvisionnement.

Pourquoi une telle remise en question ?

Parce que les conservateurs européens ont placé ce mandat sous le signe de la « simplification administrative ». Un mot séduisant, mais trompeur. Derrière cette façade technocratique, il s’agit d’un projet idéologique de dérégulation. Certes, la complexité législative pose un vrai problème, y compris pour les entreprises et les agriculteurs. Mais l’« Omnibus » n’apporte pas de simplification : il détricote des acquis historiques. C’est d’autant plus paradoxal que la droite européenne avait soutenu, à l’époque, la directive sur le devoir de vigilance au nom de la compétitivité : pour garantir que toutes les entreprises jouent selon les mêmes règles.

La droite a également affaibli les règles de vigilance et de responsabilité climatique. En quoi cela freine-t-il la transition écologique, notamment dans l’agriculture ?

Les agriculteurs sont en première ligne du dérèglement climatique. Ils en perçoivent chaque jour les effets : sols asséchés, perte de biodiversité, rendements en baisse, multiplication d’événements extrêmes. Ils savent que leur survie dépend de leur capacité à s’adapter. Mais pour cela, ils doivent être accompagnés, soutenus, encouragés. Or, au lieu de renforcer cet accompagnement, les dirigeants européens choisissent la voie inverse : ils affaiblissent les cadres environnementaux tout en laissant perdurer une concurrence déloyale venue de pays tiers, notamment ceux du Mercosur. C’est un choix à courte vue, qui met en danger la transition écologique mais aussi la sécurité alimentaire du continent.

Les agriculteurs réclament également moins de contraintes administratives. Où placer la frontière entre simplifier et affaiblir ?

C’est là tout le cœur du débat. La commission a, depuis des années, empilé les textes sans jamais évaluer leur cohérence. Résultat : une complexité qui accable les agriculteurs. Mais au lieu de corriger ces incohérences, la commission choisit la dérégulation sous couvert de simplification. C’est un choix idéologique nourri par une rhétorique anti-écologique. Les agriculteurs ne rejettent pas les normes environnementales, ils demandent qu’elles soient justes et cohérentes. Nous proposons, par exemple, de rémunérer les services rendus à la nature que sont la restauration des sols, la capture du carbone, la préservation des paysages. Ce paradoxe entre simplification affichée et complexité persistante nourrit aussi un profond sentiment d’incompréhension dans le monde agricole. Beaucoup d’agriculteurs estiment ne plus être entendus par les institutions européennes.

Le Copa-Cogeca a justement manifesté ici à Strasbourg pour dénoncer la nouvelle Pac et son budget. Partagez-vous sa colère ?

Oui, je la comprends pleinement. La proposition actuelle de Pac ne répond à aucune des grandes attentes du monde agricole : rémunération, accès à la terre, transmission, prix du foncier, pouvoir de négociation face à l’industrie agroalimentaire. Pire encore, elle introduit une forme de renationalisation qui trahit l’esprit même de cette politique. Chaque État pourra fixer ses priorités, au risque d’entretenir une concurrence déloyale entre agriculteurs européens. Au-delà des difficultés propres au monde agricole européen, ces dérégulations s’inscrivent dans un contexte plus large : celui d’un affaiblissement général des règles encadrant les chaînes d’approvisionnement mondiales.

Human Rights Watch vient, à cet égard, de publier un rapport accablant sur JBS, géant brésilien de l’agro-industrie et premier producteur mondial de viande. Que révèle ce cas sur les limites du devoir de vigilance européen ?

Le rapport met en lumière l’absence de traçabilité dans les chaînes d’approvisionnement mondiales. Le devoir de vigilance devait précisément y remédier, en obligeant les entreprises à garantir le respect des droits humains et des normes environnementales. Or, JBS continue d’agir en toute impunité. Ses pratiques, déforestation, travail forcé, maltraitance animale, restent impunies, car nos accords commerciaux ne comportent pas de clauses contraignantes. La législation anti-déforestation, censée compléter ce dispositif, a été reportée à plusieurs reprises sous la pression de partenaires commerciaux comme le Brésil ou l’Indonésie.

Cette faiblesse a-t-elle des répercussions sur la crédibilité climatique de l’UE ?

Évidemment. Comment l’UE peut-elle prétendre défendre le climat si elle échoue à garantir la cohérence de ses propres politiques ? Le lien entre le cas JBS et la COP30 est évident : la dérégulation interne mine la parole européenne à l’extérieur. La COP30, qui se tiendra à Belem, au cœur de l’Amazonie, sera un moment de vérité. L’Amazonie est à la fois un symbole et un avertissement : c’est le poumon de la planète, mais aussi son thermomètre. Tenir la COP dans une région qui brûle, c’est quand même assez cynique. Ce sera en revanche un échec politique majeur si l’UE s’y présente sans ambition, sans cohérence et sans plan d’action crédible.

Quelle place l’UE peut-elle encore occuper dans la diplomatie climatique mondiale ?

La montée des gouvernements climatosceptiques, de Washington à Buenos Aires, accentue cette fragilité. Nous assistons à une régression assumée : des dirigeants qui revendiquent leur désinvolture face à la crise climatique. Dans ce contexte, l’Europe demeure l’un des rares pôles capables de maintenir la flamme du multilatéralisme. Mais encore faut-il qu’elle le veuille. L’Europe ne peut pas prêcher la cohérence climatique si elle détricote le Pacte Vert tout en fermant les yeux sur la déforestation importée.

Belem sera-t-elle le miroir des contradictions européennes ?

Oui, et ce sera le test de vérité. J’ai vu sur place des hectares d’élevages s’étendant sur des terres arrachées à la forêt, des animaux confinés, des populations déplacées. Ce que nous importons, en achetant cette viande, c’est une destruction à grande échelle. L’UE parle de souveraineté et de durabilité, mais elle continue d’acheter ce qui détruit l’Amazonie. L’UE ne sera plus écoutée si elle se contente de faire la morale. Elle doit prouver que la transition écologique peut être juste, compétitive et solidaire. Cela suppose de revoir la logique commerciale européenne : passer d’une approche quantitative, multiplier les accords, à une approche qualitative, centrée sur la résilience et la durabilité. L’Europe se prépare à la guerre militaire, mais pas à la guerre climatique. Elle investit dans les chars, pas dans les sols. Elle parle de défense, mais oublie que l’eau, la nourriture et la santé seront les premières lignes du prochain conflit.

Concrètement, que faudrait-il changer dans les priorités européennes pour faire de la transition écologique un véritable projet de sécurité et de résilience collective ?

Il faut reconstruire la résilience européenne : agricole, sanitaire, sociale. Ce n’est pas une utopie verte, c’est une condition de survie. L’agriculture doit redevenir un pilier stratégique de notre autonomie. L’écologie n’est pas un supplément d’âme, c’est une politique de sécurité.

Marie-France Vienne

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