Face à la spéculation, la Wallonie veut sanctuariser ses terres agricoles
Face à la flambée des prix et à la spéculation, la ministre Anne-Catherine Dalcq a présenté à la presse, le 6 novembre dernier à Namur, sa note d’orientation approuvée par le gouvernement wallon pour faciliter l’accès à la terre agricole et garantir la souveraineté alimentaire. Une série de groupes de travail doit déboucher sur des mesures concrètes dès 2027.

L’accès à la terre est devenu un casse-tête pour les agriculteurs. Les prix s’envolent, les parcelles se raréfient, et près d’un terrain sur deux est désormais acquis par des non-agriculteurs. « Aujourd’hui, les agriculteurs ont peur, a confié Anne-Catherine Dalcq. Peur de ne pas pouvoir acheter les terres qui entourent leur exploitation, peur de voir leur outil de production leur échapper. Les prix sont déconnectés de la rentabilité réelle d’une terre agricole ».
Ce constat, la ministre le porte depuis des mois, chiffres à l’appui : entre 2017 et 2023, la valeur moyenne des terres a bondi de 44 %, selon l’Observatoire du foncier wallon. Une inflation sans lien avec la productivité. Derrière cette flambée, une transformation silencieuse : 45 % des transactions concernent aujourd’hui des acheteurs extérieurs au monde agricole. Sociétés d’investissement, particuliers fortunés, acteurs étrangers ou environnementaux s’arrachent ces hectares devenus rares.
Une question de souveraineté alimentaire
Pour la ministre, l’enjeu dépasse le simple équilibre du marché. « C’est une question de souveraineté alimentaire, » insiste-t-elle. « Souhaite-t-on que les terres agricoles wallonnes soient cultivées par des agriculteurs indépendants, ou détenues par des acteurs extérieurs, parfois même étrangers ? »
Dans son discours, Mme Dalcq a dressé le portrait d’un foncier en tension. Depuis 1985, la Wallonie a perdu plus de 6.100 ha de surfaces agricoles, soit 4,5 ha par jour, grignotés par l’urbanisation, les infrastructures et désormais les énergies renouvelables. À cette pression physique s’ajoute une pression spéculative : « Des sociétés achètent des terres pour compenser leurs émissions de carbone, ou pour valoriser du « carbon farming ». Ce sont des ha qui échappent au monde agricole ».
Si elle ne rejette pas ces nouveaux usages, la ministre appelle à la prudence. « Le carbone peut être une opportunité pour les agriculteurs, mais il faut éviter les dérives. Il ne faut pas que la compensation carbone devienne un nouveau moteur d’exclusion ».
Réhabiliter la terre comme bien commun
La note d’orientation présentée au gouvernement fixe un cap : reconnaître la terre agricole comme un « bien commun stratégique ». L’objectif est de replacer l’agriculture au cœur des politiques publiques, « comme on le fait déjà pour le climat ou l’énergie », explique la ministre. Le gouvernement wallon a ainsi décidé d’intégrer la préservation du foncier agricole de manière transversale dans toutes ses politiques : aménagement du territoire, énergie, environnement, fiscalité.

Les réformes envisagées se veulent structurelles : réforme du bail à ferme, encadrement de la spéculation, révision du statut d’agriculteur actif et mesures fiscales incitatives. « Il faut redonner envie de louer ou de vendre à des agriculteurs, sans que les propriétaires se sentent dépossédés, » précise Anne-Catherine Dalcq. Parmi les pistes évoquées : des incitants fiscaux pour les baux à long terme, un rééquilibrage du fermage, et une simplification des transactions pour favoriser l’installation des jeunes.
Encadrer la spéculation et les nouveaux usages
Parmi les mesures phares à l’étude figure la mise en place d’un mécanisme anti-spéculation, inspiré du modèle français. « En France, lorsqu’une offre d’achat dépasse largement le prix moyen constaté dans la région, la vente peut être annulée. C’est un moyen de dire stop aux transactions déconnectées de la réalité agricole, » explique la ministre. En s’appuyant sur les données de l’Observatoire du foncier, la Wallonie souhaite pouvoir identifier les ventes abusives et empêcher que des terres productives deviennent de simples placements financiers.
Autre chantier : la révision du statut d’agriculteur actif. L’idée est de définir des critères précis permettant de distinguer les véritables exploitants des sociétés de gestion qui « font de l’agriculture » à des fins d’investissement. « Ces structures s’approprient peu à peu le cœur même de l’agriculture familiale. Il faut agir, sinon c’est tout notre modèle qui s’effrite, » prévient Anne-Catherine Dalcq. La ministre entend aussi corriger les distorsions économiques qui favorisent l’artificialisation des sols. Elle propose de réévaluer le coût relatif des terrains agricoles et des friches industrielles, afin que les investisseurs ne trouvent plus d’intérêt à détourner des terres nourricières au profit de projets économiques. « Il faut arrêter de considérer le sol agricole comme une variable d’ajustement, » martèle-t-elle.
Préserver la vocation nourricière des terres
La réflexion dépasse la seule fiscalité. La ministre libérale plaide pour une cohérence d’ensemble entre les politiques énergétiques, environnementales et agricoles. « On ne peut pas promouvoir à la fois la neutralité carbone et la souveraineté alimentaire sans articuler les deux, » souligne-t-elle. Elle évoque les « crédits nature » et le développement des énergies renouvelables comme autant d’usages à encadrer : « L’agriculture ne doit pas devenir le champ d’expérimentation de toutes les compensations possibles ».
Derrière ces mots, une conviction s’affirme, celle que la terre n’est pas un actif comme un autre. « C’est ce qui nous nourrit tous les jours, un pilier de notre économie, de nos paysages et de nos campagnes. Si nous perdons ce lien, nous perdons bien plus que des ha ».
Des groupes de travail pour une réforme de fond
La méthode se veut participative. Depuis un an, la ministre et son équipe rencontrent experts, syndicats et acteurs du terrain. Les groupes de travail qui s’ouvriront dans les prochaines semaines plancheront sur les aspects concrets : barèmes de fermage, incitants fiscaux, critères d’éligibilité, plafonds de transaction. Leur objectif est d’aboutir à une mise en œuvre législative en 2026, pour des effets tangibles dès 2027. « C’est un chantier de longue haleine, mais il y a urgence, » insiste Anne-Catherine Dalcq. « Nous devons garantir aux agriculteurs un accès durable à la terre, faute de quoi nous perdrons notre capacité à nourrir nos concitoyens ».
Au-delà des dispositifs techniques, la réforme s’inscrit dans un mouvement plus large : celui d’une réappropriation collective du foncier. Derrière les mots « souveraineté alimentaire » se dessine une philosophie politique : replacer la production alimentaire au centre du projet wallon, redonner aux agriculteurs les moyens d’exister, et reconnaître la terre comme un bien commun.
Cette approche marque un tournant. Elle assume de considérer le foncier non plus comme un simple marché, mais comme un espace de responsabilité partagée. Reste à savoir si cette ambition trouvera, au-delà des discours, les leviers politiques et financiers pour s’ancrer dans le réel.





