«Redonner du poids à l’amont de la chaîne de valeur»
Alors que le parlement vient d’adopter deux rapports majeurs sur la Pac, l’un consacré à la simplification de ses règles, l’autre au renforcement du pouvoir de négociation des agriculteurs, l’eurodéputé social-démocrate français Éric Sargiacomo appelle à préserver l’équilibre entre efficacité économique et exigence environnementale. Vice-président de la commission de l’Agriculture, il plaide pour une politique plus lisible, plus juste et plus protectrice, capable de réconcilier la performance des exploitations et la sauvegarde des ressources naturelles.

Rencontré dans le cadre de la dernière session plénière à Starsbourg, l’eurodéputé est revenu sur les enjeux de ces votes et sur sa vision d’une politique agricole à la fois exigeante et pragmatique.
Vous avez soutenu le rapport Rodrigues sur la simplification de la Pac, tout en mettant en garde contre une dérégulation des normes environnementales. Où placez-vous la frontière entre simplification utile et déréglementation dangereuse ?
Lorsqu’on affaiblit les bonnes conditions agroécologiques et climatiques, les BCAE, on ne simplifie plus : on déstructure le cadre même de la Pac. Vider les obligations liées à la protection des sols, des zones humides ou des prairies riches en biodiversité, ce n’est pas alléger les règles, c’est les contourner. Les agriculteurs perçoivent des fonds publics européens : ils doivent donc évoluer dans un cadre commun, équitable et prévisible. Ce qui me frappe, c’est l’injustice que cela crée entre ceux qui ont respecté leurs engagements environnementaux et ceux qui les éludent. La simplification ne peut pas devenir la porte ouverte à la dérégulation. Elle doit être au service d’une Pac plus claire, non d’un retour en arrière.
Les agriculteurs dénoncent régulièrement la lourdeur administrative de la Pac. Quelles simplifications concrètes pourraient leur faciliter la vie sans remettre en cause les objectifs environnementaux ?
Beaucoup des lourdeurs qu’ils subissent ne viennent pas des textes européens eux-mêmes, mais du lien entre les agriculteurs et les agences de paiement. Quand les aides sont versées avec un an et demi de retard, c’est le système de gestion qui dysfonctionne. Je plaide pour un contrôle davantage a posteriori qu’a priori, et pour une approche plus incitative que punitive. Les mesures agro-environnementales et climatiques, les MAEC, doivent primer sur la multiplication des vérifications administratives. Je crois aussi aux aides couplées, notamment pour les pâturages : il faut que ces soutiens bénéficient aux éleveurs, pas seulement aux propriétaires fonciers. Enfin, le relèvement des aides forfaitaires pour les jeunes installés à 5.000 € est une avancée significative, il faut poursuivre dans cette voie.
Vous avez regretté que la droite et l’extrême droite aient obtenu des dérogations sur certaines règles environnementales. Craignez-vous un recul durable ?
Oui, car on sent aujourd’hui une volonté politique de détricoter des avancées acquises de haute lutte. C’est d’autant plus paradoxal que la majorité qui porte ces reculs est la même que celle qui soutenait le Pacte Vert lors du précédent mandat, sous la même présidente de la commission, Ursula von der Leyen. Le Pacte Vert n’est pas un slogan, c’est un engagement structurel de l’UE. Certains aimeraient l’effacer du vocabulaire politique, mais les défis climatiques, eux, ne s’effacent pas. Les mots disparaissent, les problèmes demeurent.
Le rapport Imart, quant à lui, vise à renforcer la position des agriculteurs dans les relations commerciales. Quelles en sont, selon vous, les principales avancées ?
Ce texte recentre les aides sur la gestion de crise économique et renforce le rôle des organisations de producteurs. C’est essentiel : la chaîne de valeur agricole reste trop déséquilibrée. Redonner du poids à l’amont, c’est permettre aux producteurs de peser face aux grandes structures de transformation et de distribution. Je crois aussi que le rapport envoie un signal fort sur la souveraineté alimentaire européenne. Il propose de rehausser les prix minimums, d’interdire les importations contenant des résidus de pesticides bannis en Europe, et de prévoir des mécanismes de rééquilibrage en cas de surproduction, notamment dans le bio. Ce sont des mesures de bon sens.
La question des prix minimums agricoles revient souvent. Peut-on instaurer de tels planchers sans nuire à la compétitivité européenne ?
De nombreux pays, à l’échelle mondiale, fixent des prix planchers sans que cela nuise à leur compétitivité. L’UE est à contre-courant. Il ne s’agit pas de ressusciter les marathons des années 1980, mais de garantir un filet de sécurité. Depuis 20 ans, les prix agricoles stagnent. Les revenus s’érodent, la dépendance s’accroît. Une Pac moderne doit pouvoir protéger ses producteurs d’une spirale déflationniste qui mine les territoires ruraux.
Le rapport prévoit d’interdire les importations contenant des résidus de pesticides interdits dans l’UE. Comment assurer l’effectivité de cette mesure ?
Nous avons découvert que les seuils de tolérance, les fameux LMR, différaient entre les productions européennes et les importations. C’est une aberration totale. On ne peut pas demander à nos agriculteurs d’être exemplaires si les contrôles aux frontières sont lacunaires. L’Autorité européenne de sécurité des aliments (Efsa) publie des résultats rassurants, mais les contrôles restent trop rares. Il faut des moyens et une volonté politique. Protéger nos agriculteurs, c’est aussi protéger nos consommateurs. C’est une question de cohérence et de crédibilité européenne.
La filière biologique traverse une crise. Comment éviter que la surproduction ne décourage les agriculteurs engagés dans cette transition ?
La régulation des volumes n’est pas un sujet propre au bio, c’est un enjeu constant dans toutes les filières agricoles. Nous devons rétablir des outils de gestion des surproductions, qu’il s’agisse du lait, de la viande ou des fruits et légumes. Le bio a connu un ralentissement après 15 ans de croissance continue, mais les derniers chiffres montrent un frémissement à la hausse, notamment en France. Le paradoxe, c’est que nous pourrions devoir importer du bio faute d’une production locale suffisante. Supprimer l’aide au maintien a été une erreur. Le bio doit être reconnu pour ses externalités positives, pour le service environnemental qu’il rend. Il ne remplacera pas toute l’agriculture conventionnelle, mais il doit en être le fer de lance.
Votre amendement sur le commerce équitable n’a pas été adopté. Que proposait-il ?
Je voulais introduire une certification indépendante, à l’image du bio, pour garantir que le prix versé au producteur soit réellement équitable. Trop de labels sont aujourd’hui internes aux marques, donc peu transparents. Le commerce équitable ne doit pas devenir un simple argument marketing. C’est une question de justice économique et de confiance du consommateur. Et cette exigence ne concerne pas seulement les filières du Sud : toute filière européenne devrait pouvoir être équitable par essence. Tout commerce devrait l’être, tout simplement.
Le débat sur les dénominations alimentaires (steak vegan, burger végétal…) refait surface. Pourquoi suscite-t-il toujours autant de tensions ?
Parce que les mots comptent. Camus disait que « mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde ». Un steak qui n’en est pas un entretient la confusion. Je ne suis pas opposé aux alternatives végétales, mais je crois à la clarté du langage et à la sincérité des appellations. Certaines expressions, comme « steak de thon », appartiennent désormais au langage courant, mais cela ne justifie pas une dérive marketing. Nommer les choses correctement, c’est respecter à la fois le consommateur et le producteur.
Le développement du véganisme, du flexitarisme ou des protéines végétales traduit une évolution sociétale. Comment concilier ces attentes avec la défense des filières animales ?
L’histoire de l’agriculture est celle d’une adaptation constante aux besoins des sociétés. Il faut soutenir le développement des protéines végétales, oui, mais sans opposer les modèles. Ce qui m’inquiète davantage, c’est l’émergence des viandes de culture, issues de laboratoires. À partir du moment où l’on déconnecte l’alimentation de la nature, on rompt un lien vital entre l’homme et son environnement. Je ne suis pas hostile au végétarisme ni au véganisme : ils ont leur place dans nos sociétés. Mais je crois à une alimentation simple, peu transformée, enracinée dans la nature. C’est une question de civilisation, presque.
Le Copa-Cogeca a manifesté à Strasbourg contre le budget de la Pac. Que vous inspire cette colère agricole ?
Elle est légitime. On ne peut pas exiger toujours plus des agriculteurs tout en réduisant les moyens. Les régions, les collectivités locales, partagent cette colère. Le budget proposé par la commission manque d’ambition et de vision. Certaines filières, notamment les organisations de producteurs, sont absentes des priorités actuelles. Modifier l’OCM pour deux ans seulement, sans stratégie de long terme, n’est pas sérieux. On ne fait pas mieux avec moins, et partager la pénurie ne crée pas la satisfaction.
En définitive, quelle doit être, selon vous, la vocation de la Pac ?
La Pac doit redevenir un outil de stabilité et de protection. Simplifier, oui. Déréguler, non. L’Europe doit être un bouclier pour ses agriculteurs, pas un carcan administratif. Si elle veut regagner leur confiance, elle doit les aider à produire, à innover, à préserver les ressources naturelles, et à vivre dignement de leur travail. C’est à cette condition seulement que l’Europe agricole retrouvera son sens.





