Crédits nature : scepticisme du parlement européen
Présenté comme un outil innovant pour financer la restauration de la biodiversité et offrir des revenus complémentaires aux agriculteurs, le projet de « crédits nature » suscite un large scepticisme au sein du parlement européen. Lors d’un récent débat, les eurodéputés de la commission de l’Agriculture ont exprimé leurs doutes, voire leur hostilité, face à ce qu’ils perçoivent comme une financiarisation du vivant sans réelle demande économique.

L’idée de la commission semble simple en apparence : il s’agit de s’inspirer du modèle des crédits carbone pour créer, d’ici 2027, un marché des « crédits nature » récompensant les pratiques favorables à la biodiversité (restauration de haies, préservation des prairies riches en espèces, protection des zones humides).
Une idée simple, mais seulement en apparence
« La restauration de la nature n’est pas un luxe, c’est une nécessité absolue pour la productivité agricole européenne », a défendu Bettina Duser, de la DG de l’Environnement. Elle a insisté sur le fait que des sols sains, une eau propre ou la pollinisation « sont à la base de notre sécurité alimentaire » et que, sans action, « la chute des rendements entraînera inévitablement une hausse des prix ».
Les élus ne partagent pas cet enthousiasme. Le ton a été donné par Herbert Dorfmann, coordinateur italien du groupe PPE, pour qui « le mécanisme tel qu’il est proposé semble surtout très complexe ». Il s’interroge sur la viabilité même du modèle : « Pour les crédits carbone, il existait déjà un marché. Ici, il n’y a pas de marché. Qui va acheter ces crédits ? Quelle est la demande ? Pour moi, il s’agit d’un plan sur la comète. »
Plusieurs députés conservateurs ont aussi rappelé que les terres agricoles « ne sont pas des surfaces naturelles », et redoutent qu’en cherchant à multiplier les zones dites restaurées, l’UE ne réduise encore les surfaces productives. D’autres dénoncent une contradiction : après avoir voté une législation exigeante sur la restauration de la nature, la commission chercherait désormais à la financer « non pas par des fonds publics, mais par les agriculteurs eux-mêmes ou des capitaux privés ».
Des députés dénoncent une « usine à gaz bureaucratique »
Dans les rangs des patriotes et des eurosceptiques, le ton s’est fait plus virulent. Plusieurs élus ont vu dans le projet une « nouvelle usine à gaz » qui « va générer une bureaucratie invraisemblable, des dossiers à remplir, des formulaires à n’en plus finir ». « À l’heure où nous parlons de simplification, on ajoute encore de la complexité », a lancé un député français. « Nos agriculteurs n’attendent pas cela. Ils veulent des crédits Pac stables, des coûts de production réduits et qu’on cesse de les mettre en concurrence avec le monde entier », a-t-il martelé, avant de conclure : « Vous leur proposez aujourd’hui un dispositif qu’ils n’ont pas demandé et dont ils ne veulent pas ».
À gauche comme chez les Verts, la méfiance prend une autre forme : celle d’un transfert des responsabilités écologiques du public vers le privé. « Quand on parle d’un nouveau marché pour la biodiversité, on pense immédiatement à une financiarisation de la nature », a mis en garde Cristina Guarda, élue verte italienne, évoquant « le risque de remplacer les investissements publics par l’argent des multinationales ».
Elle redoute que le système ne devienne « inaccessible pour les petits agriculteurs », déjà fragilisés, en raison « des coûts de certification très élevés, des études complexes et d’une technicité qui profitera surtout aux consultants ». Pour elle, « les agriculteurs travaillent déjà pour la durabilité, mais pas pour compenser ce que les grandes entreprises continuent à détruire. C’est un contresens ».
Les critiques les plus acerbes sont venues du groupe de la gauche européenne. L’Irlandais Luke Flanagan a dénoncé « une illusion » et « un détournement de responsabilité » : « La commission nous dit que la restauration de la nature n’est pas un luxe. Si c’est vrai, pourquoi ne trouve-t-on pas de fonds publics pour la financer ? ».
« C’est le secteur privé qui a créé ces problèmes, et maintenant on compte sur lui pour les résoudre ? » a-t-il poursuivi, avant de conclure : « C’est une arnaque ! Taxons les entreprises et finançons les agriculteurs avec de l’argent public, c’est beaucoup plus simple ».
Des inquiétudes sur le foncier et la concentration
Plusieurs députés ont par ailleurs exprimé leurs craintes de voir le système encourager l’achat de terres agricoles par des acteurs extérieurs au secteur, qu’il s’agisse d’ONG ou de fonds d’investissement cherchant à accumuler des crédits nature. Face à ce front critique, la commission a tenté de désamorcer les inquiétudes. Bettina Duser a reconnu que « beaucoup de questions demeurent ouvertes » et assuré que « rien ne dit qu’il y aura une initiative européenne ». À ce stade, a-t-elle précisé, « la commission pourrait se limiter à un rôle de facilitateur pour soutenir les initiatives locales ».
Elle a aussi rejeté l’idée d’une surcharge administrative : « Nous ne voulons pas créer un système compliqué ou coûteux pour les agriculteurs. Nous voulons apprendre des expériences existantes et avancer prudemment. » Mais ses propos n’ont pas suffi à convaincre. « Avant de créer un marché des crédits nature, il faudrait déjà s’assurer qu’il existe une nature à créditer », a résumé un député français, visiblement dubitatif.
Au fond, le débat révèle moins un rejet de la cause écologique qu’un épuisement politique face à la multiplication des dispositifs techniques censés concilier environnement et agriculture. Le principe de rémunérer les agriculteurs pour leurs services écosystémiques fait consensus ; c’est le recours aux marchés privés pour y parvenir qui divise.





