Produire en Wallonie, une évidence à réinventer
À l’invitation du Collège des Producteurs, agriculteurs, chercheurs, entrepreneurs et représentants de l’industrie alimentaire se sont retrouvés à Loyers, le 18 novembre, pour interroger l’avenir de l’agriculture wallonne. Entre attentes citoyennes, contraintes environnementales, pression économique et désir de reconnaissance des producteurs, la rencontre a mis en lumière moins des clivages que l’urgence d’une cohérence collective. Dans un contexte mouvant, chacun se demande comment continuer à produire, transformer et transmettre en Wallonie lorsque les repères d’hier ne tiennent plus.

Emmanuel Grosjean, coordinateur du Collège des Producteurs a posé la question qui traverse aujourd’hui les exploitations : « Pourquoi, et pour qui, produit-on encore en Wallonie ?
Il a insisté sur le fait que l’agriculture wallonne n’est pas un bloc uniforme : elle est faite de pratiques diverses, de traditions, d’innovations et de contraintes très différentes selon les territoires. Cette pluralité, loin de diviser, pourrait devenir une force si elle était pleinement assumée. Pour M. Grosjean, le défi est d’éviter les oppositions artificielles, les réflexes défensifs et les discours simplificateurs, afin de reconstruire une vision réellement partagée.
Un appel à « assumer une vision »
La réflexion s’est prolongée avec la ministre Anne-Catherine Dalcq qui a replacé l’enjeu dans une perspective politique assumée. Produire en Wallonie, a-t-elle rappelé, n’est pas un choix par défaut : c’est une nécessité stratégique dans un monde où la fragilité des chaînes d’approvisionnement et la dépendance aux importations sont devenues des réalités tangibles.
Mais cette évidence, selon elle, ne suffit plus. Les agricultrices et agriculteurs évoluent dans un contexte où les normes environnementales se renforcent, où les exigences citoyennes se diversifient et où les signaux du marché sont parfois contradictoires. « Nous devons être capables d’assumer une vision », a-t-elle insisté, invitant les filières à sortir d’une logique de gestion de crise pour entrer dans une stratégie de long terme.

La libérale a rappelé l’importance de reconstruire des ponts entre les maillons du système alimentaire (production, transformation, distribution) trop souvent envisagés comme des mondes séparés. La souveraineté alimentaire ne peut être un mot d’ordre, dit-elle, que si la valeur est mieux répartie et si un dialogue renouvelé permet de restaurer la confiance. Elle a enfin souligné l’impact délétère de la polarisation du débat public. « La nuance a déserté un débat qui en a pourtant besoin », a-t-elle regretté, appelant à une discussion plus apaisée et mieux informée. La table ronde qui a suivi a donné chair à ces réflexions. Les interventions se sont enchaînées sans se ressembler, dessinant un paysage agricole à la fois multiple, souvent bousculé, mais animé d’une même volonté de poursuivre la route. Les témoignages ont montré que les tensions du secteur (écologiques, économiques, culturelles) ne s’additionnent pas mécaniquement : elles redéfinissent chaque jour les choix des producteurs et la manière d’habiter leur métier.
Dans l’élevage, une pression environnementale omniprésente
Premier à prendre la parole, l’éleveur bovin Maxime Albanese a évoqué la pression environnementale qui pèse sur son métier. L’impact carbone, dit-il, « est devenu la cible numéro un », un élément incontournable du regard porté sur l’élevage. Mais il a rappelé que réduire la ferme bovine à ses émissions serait ignorer son rôle dans la gestion des paysages, la captation du carbone par les prairies et les haies, ou encore l’entretien du tissu rural.
Il a décrit un métier fait de micro-choix permanents : un vêlage décalé, un pâturage prolongé, une ration modifiée, et c’est toute l’équation carbone – productivité – bien-être animal qui se déplace. M. Albanese refuse de trancher entre tradition et innovation. Pour lui, le cœur du métier est précisément cette capacité à arbitrer, parfois à réinventer, dans un espace de plus en plus étroit. Son intervention a donné le ton : derrière chaque filière se cache une série de dilemmes que le débat public peine souvent à percevoir.
Une filière laitière à reconstruire : de l’identité territoriale à l’enjeu stratégique
La transition vers la filière laitière s’est faite naturellement, tant les tensions décrites par Maxime Albanese trouvent un écho dans ce secteur. Francis Bebronne, responsable marketing chez Terre de Fromage, a rappelé ce paradoxe qui met mal à l’aise : la Belgique produit massivement du lait, mais importe la majeure partie du fromage qu’elle consomme.
Il voit dans cette situation le symptôme d’un affaiblissement structurel : la perte progressive de capacité de transformation locale. Il a décrit la manière dont, depuis des années, les producteurs ont été éloignés de leur propre produit. « On a demandé aux éleveurs de produire davantage sans jamais leur dire où allait leur lait », résume-t-il. Cette rupture des liens entre production et transformation s’est traduite par une dépendance accrue à quelques acteurs internationaux, par une volatilité extrême des prix, et par un sentiment d’abandon chez de nombreux éleveurs.
La science pour éclairer les choix collectifs
Des modèles intégrés qui cherchent à reprendre la main
La filière blé-pain : un angle mort qui pourrait devenir un levier
L’industrie alimentaire, maillon indispensable mais encore mal compris
Enfin, l’intervention d’Anne Reul, directrice générale de Fevia Wallonie, a permis de replacer l’industrie alimentaire dans un débat qui l’oublie trop souvent. Avec près de 4.000 entreprises, ce secteur constitue le premier employeur industriel du pays. Sans son ancrage, aucune filière agricole ne peut tenir.
Mme Reul regrette que l’on oppose encore trop facilement agriculture et industrie, comme s’il s’agissait de deux réalités antagonistes. « Une filière alimentaire n’existe pas sans transformateurs », rappelle-t-elle, en soulignant que la stabilité des exploitations dépend d’outils industriels performants, capables d’investir dans l’innovation, la traçabilité, l’énergie, les infrastructures.
Elle insiste sur le fait que les transformateurs, eux aussi, dépendent d’une production locale régulière et de relations contractuelles équilibrées. La montée en gamme, la valorisation des signes de qualité, la transition énergétique, les défis logistiques ne peuvent être affrontés séparément. Pour Mme Reul, la clef réside dans une vision intégrée : concevoir l’alimentation comme une chaîne continue où aucun maillon ne peut avancer seul.
Elle appelle à sortir des postures qui opposent circuits courts et circuits longs. Les premiers répondent à une demande territoriale croissante ; les seconds assurent la stabilité, la régularité et la compétitivité indispensables à la survie des filières. « L’avenir se construira dans l’articulation, pas dans la confrontation », résume-t-elle dans une formule qui pourrait servir de fil directeur à toute la journée.
Une évidence réaffirmée : produire en Wallonie, mais autrement
Au fil des interventions, une conviction s’est cristallisée : l’agriculture wallonne ne pourra avancer qu’en acceptant la diversité de ses modèles et en construisant des ponts entre eux. Il ne s’agit pas de choisir entre élevage et grandes cultures, circuits courts et industrie, innovation et tradition, mais de définir les conditions permettant à cette pluralité de devenir une force collective. En conclusion, Emmanuel Grosjean a rappelé l’essentiel : produire en Wallonie reste une évidence. Mais cette évidence doit être réinventée pour répondre aux défis du siècle. Elle nécessite des choix politiques assumés, une organisation cohérente des filières, une répartition plus juste de la valeur et une confiance renouvelée entre les acteurs.





