Produire en Wallonie, les dessous d’un optimisme fragile
Lors de l’après-midi de réflexion organisée par le Collège des Producteurs, l’économiste Philippe Ledent a replacé l’agriculture wallonne dans le contexte des transformations économiques, démographiques et géopolitiques qui marquent la décennie. En s’appuyant sur les forces structurelles qui remodèlent l’économie, il a esquissé, sans toutefois proposer de mode d’emploi, les repères politiques nécessaires à la résilience des filières. Son analyse mobilise une grille de lecture fondée sur la démographie, la démondialisation, la décarbonation, la digitalisation et la dette, dont l’interaction dessine désormais le paysage dans lequel l’agriculture devra évoluer.

Malgré une économie qui paraît solide en 2025, Philippe Ledent entrevoit les signaux d’un changement profond. Les indicateurs de confiance tiennent bon, la crainte du chômage s’effondre en Belgique comme nulle part ailleurs, et les ménages continuent de consommer. Mais cette forme de sérénité masque, selon lui, un décalage croissant entre la perception de la conjoncture et les pressions géopolitiques qui s’intensifient autour du pays.
L’année 2025 résiste, mais le socle se dérobe
Selon M. Ledent, cette forme d’insouciance constitue davantage un écran qu’une réalité. Elle masque un ensemble de dynamiques structurelles qui, en silence, déplacent les repères de l’économie. Les crises successives, covid, conflit russo-ukrainien, tensions commerciales, n’ont pas seulement secoué le système. Elles en ont révélé les lignes de fracture.
L’économiste a décrit une économie qui se tient encore debout, mais sur un sol qui s’effrite. La conjoncture donne l’illusion d’une normalité, mais le fonctionnement profond du système a changé. Et c’est dans ce décalage entre l’apparence et la structure que se trouve, selon lui, le véritable enjeu politique pour les filières agricoles.
Vers une économie dirigée par les contraintes d’offre

Un répit énergétique qui ne gomme pas l’incertitude
Le vieillissement, pivot de toute l’équation agricole
Les « 5 D » : un prisme incontournable pour comprendre l’avenir agricole
M. Ledent a développé sa logique des « 5 D ». La grille de lecture qu’il mobilise propose une vision systémique des transitions en cours. L’agriculture wallonne se trouve au croisement de ces cinq forces, qui ne se succèdent pas, mais s’additionnent.
La première est la démographie, déjà évoquée : vieillissement, raréfaction de la main-d’œuvre, pression sur les budgets publics, tension sur les successions agricoles. La démographie dicte les conditions matérielles du renouvellement du secteur, la taille des futures exploitations, la disponibilité des travailleurs et l’équilibre entre production et services.
La seconde, la démondialisation, ne signifie pas un retour au protectionnisme, mais l’entrée dans une mondialisation sélective, où les chaînes de valeur se resserrent et se fragmentent. La pandémie a révélé la dépendance européenne à quelques fournisseurs clés. La guerre en Ukraine a rappelé que l’alimentation et l’énergie sont devenues des armes stratégiques. Pour l’agriculture wallonne, cette recomposition ouvre des opportunités, notamment en matière de relocalisation, mais impose aussi de nouvelles contraintes sur la compétitivité, les débouchés et les normes.
La troisième est la décarbonation, probablement la transformation la plus structurante pour les filières. Philippe Ledent ne la traite pas sous l’angle moral, mais économique. La transition énergétique et climatique conditionne l’accès aux marchés, aux financements, aux consommateurs et aux politiques de soutien. Elle oblige les filières à une double adaptation : réduire les émissions tout en absorbant les coûts de transformation. Elle redéfinit la nature même de la valeur agricole.
La cinquième enfin est la dette, publique et privée, qui limitera durablement les marges de manœuvre des États. Dans une Europe marquée par des besoins immenses (soins, climat, infrastructures, énergie), l’agriculture devra défendre sa place dans un paysage budgétaire tendu. Et les choix politiques devront arbitrer entre soutien au revenu, financement de la transition, régulation du marché et maintien des services ruraux.
Selon Philippe Ledent, c’est dans l’agrégation de ces cinq forces que se joue l’avenir : aucune ne peut être pensée isolément. Ensemble, elles forment un champ de contraintes et d’opportunités que les agriculteurs, les filières et les décideurs devront apprendre à naviguer.
La souveraineté alimentaire, de slogan politique à nécessité économique
À mesure que M. Ledent déroule son analyse, une évidence se forme : la souveraineté alimentaire n’est plus un mot d’ordre. Elle devient une conséquence logique de la reconfiguration du commerce mondial. La fragmentation des routes, la dépendance à certains pays, les vulnérabilités révélées par les crises montrent que les États devront protéger leur capacité à produire.
La Wallonie, dans cette perspective, possède des atouts. Elle a des sols fertiles, des filières historiques, une densité de savoir-faire, un réseau d’acteurs engagés. Mais ces atouts ne suffisent pas. Ils doivent être organisés, soutenus, orientés par une vision politique claire.
Lorsqu’il répond, indirectement, à la question « pourquoi et pour qui produire encore en Wallonie ? », l’économiste déplace la focale. Il estime que la production wallonne a du sens économique, social, stratégique, mais que sa pérennité dépend désormais des choix publics à venir.
Produire en Wallonie : la réponse dépend moins des agriculteurs que de la politique
Il refuse l’idée d’un modèle unique. Selon lui, l’avenir reposera sur une pluralité de trajectoires mêlant filières longues modernisées, circuits courts consolidés, diversification, innovation, coopérations et ajustements progressifs. La Wallonie devra arbitrer, non entre modèles concurrents, mais entre conditions à créer pour permettre à ces modèles de coexister durablement.
En fin d’intervention, M. Ledent a défendu une position de modestie intellectuelle : « Dans un monde où tout change, plusieurs solutions doivent pouvoir émerger en même temps. » Cette invitation à la nuance ne relève pas d’une posture ; elle est la conséquence logique des transformations en cours. Elle suppose une gouvernance capable de lisibilité, de patience et de constance.
Son analyse a offert un cadre solide pour les décisions futures. Elle a rappelé que l’avenir de l’agriculture wallonne dépend moins d’une révolution que d’un ensemble de choix étalés dans le temps, éclairés par une compréhension fine des mutations du monde.





