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Produire en Wallonie, les dessous d’un optimisme fragile

Lors de l’après-midi de réflexion organisée par le Collège des Producteurs, l’économiste Philippe Ledent a replacé l’agriculture wallonne dans le contexte des transformations économiques, démographiques et géopolitiques qui marquent la décennie. En s’appuyant sur les forces structurelles qui remodèlent l’économie, il a esquissé, sans toutefois proposer de mode d’emploi, les repères politiques nécessaires à la résilience des filières. Son analyse mobilise une grille de lecture fondée sur la démographie, la démondialisation, la décarbonation, la digitalisation et la dette, dont l’interaction dessine désormais le paysage dans lequel l’agriculture devra évoluer.

Temps de lecture : 7 min

Malgré une économie qui paraît solide en 2025, Philippe Ledent entrevoit les signaux d’un changement profond. Les indicateurs de confiance tiennent bon, la crainte du chômage s’effondre en Belgique comme nulle part ailleurs, et les ménages continuent de consommer. Mais cette forme de sérénité masque, selon lui, un décalage croissant entre la perception de la conjoncture et les pressions géopolitiques qui s’intensifient autour du pays.

L’année 2025 résiste, mais le socle se dérobe

Selon M. Ledent, cette forme d’insouciance constitue davantage un écran qu’une réalité. Elle masque un ensemble de dynamiques structurelles qui, en silence, déplacent les repères de l’économie. Les crises successives, covid, conflit russo-ukrainien, tensions commerciales, n’ont pas seulement secoué le système. Elles en ont révélé les lignes de fracture.

L’économiste a décrit une économie qui se tient encore debout, mais sur un sol qui s’effrite. La conjoncture donne l’illusion d’une normalité, mais le fonctionnement profond du système a changé. Et c’est dans ce décalage entre l’apparence et la structure que se trouve, selon lui, le véritable enjeu politique pour les filières agricoles.

Vers une économie dirigée par les contraintes d’offre

Pour M. Ledent, l’inflation actuelle n’est pas un simple retour à l’équilibre. Elle est l’expression d’une économie devenue structurellement contrainte. Dans les années 2010, la combinaison du vieillissement, de la mondialisation fluide et du faible coût de l’énergie conduisait à une quasi-disparition de la hausse des prix. La faiblesse de la demande constituait alors la priorité de la politique économique.

L’économiste a décrit une économie qui se tient encore debout, mais sur un sol qui s’effrite.
L’économiste a décrit une économie qui se tient encore debout, mais sur un sol qui s’effrite. - M-F V.

Depuis quelques années, l’économie marche sur une autre jambe. Les ruptures logistiques, les dépendances géopolitiques, les défaillances d’approvisionnement, la rareté de la main-d’œuvre, les chocs climatiques et les tensions énergétiques ont inversé la logique : ce n’est plus l’absence de demande qui limite l’activité, mais l’incapacité de produire assez vite, assez localement, assez sûrement. Pour l’agriculture, cela signifie que les instruments classiques (soutien du revenu, gestion de l’offre, filets de sécurité) devront être adaptés à un environnement où la volatilité et la contrainte deviennent normales. L’inflation n’est plus un accident, mais une caractéristique du système.

 Un répit énergétique qui ne gomme pas l’incertitude

Les prix de l’énergie ont retrouvé un niveau plus respirable, mais cette stabilisation ne suffit pas à sécuriser pleinement les filières agricoles. Le gaz européen, désormais autour de 30 €/MWh, reste deux fois plus cher qu’avant 2021. La mise en production de nouvelles capacités mondiales de liquéfaction annonce une disponibilité accrue, mais l’équilibre reste fragile.

L’économiste rappelle simplement que l’agriculture devra composer durablement avec des coûts énergétiques plus élevés, plus volatils et plus dépendants des fluctuations géopolitiques. La période des prix bas et prévisibles appartient au passé. Cette réalité en entraîne une autre : la rentabilité agricole est désormais liée à des arbitrages politiques sur l’énergie, le climat et l’aménagement du territoire. La souveraineté alimentaire n’est pas dissociable de la souveraineté énergétique. 

Le vieillissement, pivot de toute l’équation agricole

De tous les facteurs évoqués, c’est sur le vieillissement que l’économiste insiste le plus. Pour lui, il s’agit de la tendance la plus ancienne, la plus certaine, la mieux documentée et pourtant la moins anticipée par les politiques publiques. Le vieillissement agit comme un révélateur : il assèche la main-d’œuvre, fragilise les systèmes de production et augmente la pression sur les budgets sociaux.

Dans l’agriculture, ce phénomène est exacerbé. Le secteur peine à attirer, les tâches physiques rebutent, les reprises d’exploitation manquent de candidats, les services ruraux s’amenuisent. Et l’ensemble se déroule dans un contexte démographique où les besoins en soins, en infrastructures et en services vont croître sans que les travailleurs disponibles suivent.

Philippe Ledent n’y voit pas un destin fatal, mais un déterminant majeur des choix à venir : politiques de transmission, fiscalité agricole, soutien au revenu, accès au capital, reconnaissance du travail, attractivité du secteur. Ce vieillissement, dit-il, est un fait, non une

Les « 5 D » : un prisme incontournable pour comprendre l’avenir agricole

M. Ledent a développé sa logique des « 5 D ». La grille de lecture qu’il mobilise propose une vision systémique des transitions en cours. L’agriculture wallonne se trouve au croisement de ces cinq forces, qui ne se succèdent pas, mais s’additionnent.

La première est la démographie, déjà évoquée : vieillissement, raréfaction de la main-d’œuvre, pression sur les budgets publics, tension sur les successions agricoles. La démographie dicte les conditions matérielles du renouvellement du secteur, la taille des futures exploitations, la disponibilité des travailleurs et l’équilibre entre production et services.

La seconde, la démondialisation, ne signifie pas un retour au protectionnisme, mais l’entrée dans une mondialisation sélective, où les chaînes de valeur se resserrent et se fragmentent. La pandémie a révélé la dépendance européenne à quelques fournisseurs clés. La guerre en Ukraine a rappelé que l’alimentation et l’énergie sont devenues des armes stratégiques. Pour l’agriculture wallonne, cette recomposition ouvre des opportunités, notamment en matière de relocalisation, mais impose aussi de nouvelles contraintes sur la compétitivité, les débouchés et les normes.

La troisième est la décarbonation, probablement la transformation la plus structurante pour les filières. Philippe Ledent ne la traite pas sous l’angle moral, mais économique. La transition énergétique et climatique conditionne l’accès aux marchés, aux financements, aux consommateurs et aux politiques de soutien. Elle oblige les filières à une double adaptation : réduire les émissions tout en absorbant les coûts de transformation. Elle redéfinit la nature même de la valeur agricole.

La quatrième est la digitalisation, encore inégale dans le secteur agricole, mais porteuse d’une profonde recomposition du travail, des usages et des modèles. La collecte de données, l’automatisation, la robotisation, la modélisation permettent de repenser le pilotage des exploitations. Pour M. Ledent, la digitalisation constitue l’un des rares leviers capables d’atténuer en partie les pénuries de main-d’œuvre.

La cinquième enfin est la dette, publique et privée, qui limitera durablement les marges de manœuvre des États. Dans une Europe marquée par des besoins immenses (soins, climat, infrastructures, énergie), l’agriculture devra défendre sa place dans un paysage budgétaire tendu. Et les choix politiques devront arbitrer entre soutien au revenu, financement de la transition, régulation du marché et maintien des services ruraux.

Selon Philippe Ledent, c’est dans l’agrégation de ces cinq forces que se joue l’avenir : aucune ne peut être pensée isolément. Ensemble, elles forment un champ de contraintes et d’opportunités que les agriculteurs, les filières et les décideurs devront apprendre à naviguer.

La souveraineté alimentaire, de slogan politique à nécessité économique

À mesure que M. Ledent déroule son analyse, une évidence se forme : la souveraineté alimentaire n’est plus un mot d’ordre. Elle devient une conséquence logique de la reconfiguration du commerce mondial. La fragmentation des routes, la dépendance à certains pays, les vulnérabilités révélées par les crises montrent que les États devront protéger leur capacité à produire.

La Wallonie, dans cette perspective, possède des atouts. Elle a des sols fertiles, des filières historiques, une densité de savoir-faire, un réseau d’acteurs engagés. Mais ces atouts ne suffisent pas. Ils doivent être organisés, soutenus, orientés par une vision politique claire.

Lorsqu’il répond, indirectement, à la question « pourquoi et pour qui produire encore en Wallonie ? », l’économiste déplace la focale. Il estime que la production wallonne a du sens économique, social, stratégique, mais que sa pérennité dépend désormais des choix publics à venir.

Produire en Wallonie : la réponse dépend moins des agriculteurs que de la politique

Il refuse l’idée d’un modèle unique. Selon lui, l’avenir reposera sur une pluralité de trajectoires mêlant filières longues modernisées, circuits courts consolidés, diversification, innovation, coopérations et ajustements progressifs. La Wallonie devra arbitrer, non entre modèles concurrents, mais entre conditions à créer pour permettre à ces modèles de coexister durablement.

En fin d’intervention, M. Ledent a défendu une position de modestie intellectuelle : « Dans un monde où tout change, plusieurs solutions doivent pouvoir émerger en même temps. » Cette invitation à la nuance ne relève pas d’une posture ; elle est la conséquence logique des transformations en cours. Elle suppose une gouvernance capable de lisibilité, de patience et de constance.

Son analyse a offert un cadre solide pour les décisions futures. Elle a rappelé que l’avenir de l’agriculture wallonne dépend moins d’une révolution que d’un ensemble de choix étalés dans le temps, éclairés par une compréhension fine des mutations du monde.

Marie-France Vienne

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