L’Europe rurale au féminin : la parité s’invite dans les sillons de la Pac
Le parlement européen a tout récemment été le théâtre d’un échange de vues concernant à la place des femmes dans l’agriculture et le renouvellement des générations. Derrière les chiffres, un constat : sans politiques ciblées et sans changement culturel, l’avenir rural européen risque de se construire encore au masculin.

Depuis 2020, la semaine de l’égalité entre les femmes et les hommes s’est installée comme un rendez-vous annuel du parlement européen. Cette année, la commission de l’Agriculture (Comagri) a choisi d’y inscrire une question qui cristallise à la fois la crise démographique du monde rural et le déséquilibre persistant des rapports de genre : « Le renouvellement générationnel est une question de genre ».
La présidente Roberta Metsola, dans un message vidéo, a appelé à « créer une Europe plus juste, plus équitable et plus efficace ». Mais au fil des interventions, une réalité s’est imposée : le rajeunissement du monde agricole ne se fera pas sans une féminisation profonde de ses structures. Invitées à la tribune, Margaret Fischer, Joséphine O’Neill et Francesca Gironi, ont livré un panorama lucide de la situation, depuis les plaines autrichiennes jusqu’aux campagnes irlandaises et italiennes. Toutes décrivent la même fracture entre la parole politique et la vie réelle.
L’héritage masculin d’une terre européenne
Femmes de terrain, voix trop longtemps étouffées
Josephine O’Neill, présidente de « Macra Na Feirme », l’organisation des jeunes agriculteurs d’Irlande, a mis des mots sur la double peine que subissent les femmes : l’accès au foncier, d’abord, puis celui au crédit. En Irlande, 13,2 % seulement des exploitations sont dirigées par des femmes, un chiffre quasi stable depuis dix ans. « Les traditions familiales restent fortes, explique-t-elle. On transmet à un fils pour que la ferme garde le nom de la famille ».
À ces inerties s’ajoutent des obstacles culturels et matériels : absence de services de garde, manque de soutien financier, invisibilisation du travail féminin. « Les femmes ont longtemps tenu les fermes à bout de bras, mais leur rôle n’est ni reconnu ni valorisé », a-t-elle rappelé.
Son organisation a toutefois lancé plusieurs initiatives pionnières : des groupes de transfert de connaissances réservés aux femmes, le programme « Acorns », une initiative gratuite soutenue par le Ministère de l’Agriculture, de l’Alimentation et de la Marine de l’Irlande et axé sur le soutien des entrepreneures rurales en phase de démarrage, et un plan stratégique national intégrant une bonification de 60 % pour les investissements réalisés par des agricultrices. Ces dispositifs, encore fragiles, marquent une évolution des mentalités.
Des freins culturels à la lente conversion institutionnelle
Son plaidoyer s’appuie sur un constat européen : à peine 30 % des exploitations sont dirigées par des femmes, et la plupart d’entre elles gèrent des structures de petite taille, souvent sous-capitalisées. L’accès au crédit reste plus difficile, les interlocuteurs bancaires continuant à percevoir les femmes comme des exploitantes « à risque ». Les services publics manquent, la connectivité reste lacunaire, et les coopératives agricoles demeurent des bastions masculins.
Mme Gironi plaide pour que la Pac post-2027 intègre un volet paritaire obligatoire. « Une politique agricole commune ne peut se réduire à une politique de subvention, dit-elle. Elle doit garantir aux femmes la possibilité réelle de choisir l’agriculture comme projet de vie. »
Les eurodéputés entre volontarisme et prudence
Les interventions des députés ont reflété la diversité, parfois la fracture, des sensibilités politiques.
Pour Camila Lauretti, il ne s’agit plus seulement d’équité, mais d’avenir : « Là où il y a des femmes, il y a de la vie, de l’innovation et de la durabilité. Si les femmes quittent les campagnes, c’est la vitalité même de l’Europe rurale qui s’éteint ».
D’autres ont salué les initiatives autrichiennes ou irlandaises, réclamant leur extension à l’ensemble de l’UE. Mais certains ont recentré le débat sur la rentabilité et les contraintes budgétaires : « Comment attirer les femmes dans un secteur que la Commission appauvrit chaque année ? », s’est emporté un député conservateur, dénonçant les coupes de 20 % prévues dans les aides directes et les effets du libre-échange sur la compétitivité.

Les échanges ont révélé l’écart entre les discours sur l’égalité et les réalités structurelles de la Pac, souvent pensée sans perspective de genre. La députée italienne Maria Noichl, rapporteure sur l’entrepreneuriat féminin en zone rurale, a résumé la tension : « L’égalité n’est pas un supplément moral, c’est une condition de survie ».
La commission promet une Pac plus inclusive
Le représentant de la commission européenne a tenté de rassurer. L’égalité entre les femmes et les hommes, a-t-il rappelé, figure désormais parmi les « valeurs fondatrices de l’Union ». La stratégie pour le renouvellement générationnel, adoptée en 2023, fait explicitement de la parité un levier de performance économique. Selon les études citées, l’amélioration de la participation féminine pourrait faire croître le PIB européen de près de 10 % d’ici 2050.
Des progrès existent : l’Espagne et l’Irlande ont introduit des bonifications pour les agricultrices, et l’UE finance des programmes de recherche tels que « Grass Ceiling » ou « Fiera », dédiés à l’innovation féminine dans l’agriculture. Une plateforme européenne des femmes dans l’agriculture sera lancée en 2026 pour partager les expériences nationales.
Mais les observateurs restent prudents. Sans objectifs contraignants ni collecte systématique de données ventilées par genre, ces annonces risquent de se diluer dans le quotidien administratif de la Pac.
Donner un visage féminin à la ruralité européenne
Les deux rapporteurs de la Comagri, Christine Singer et Maria Walsh, ont conclu la séance en appelant à des mesures tangibles : mentorat pour les jeunes agricultrices, protection sociale renforcée, partage des tâches au sein des fermes familiales, et surtout reconnaissance juridique du travail féminin. « Beaucoup de femmes travaillent sans statut, sans droits sociaux, sans retraite, a souligné Christine Singer. L’égalité ne se décrète pas, elle se construit dans les contrats, les héritages et la propriété. »
Maria Walsh a rappelé que 83 % du territoire européen est rural et qu’« un tiers de la main-d’œuvre agricole est féminin ». Pourtant, ce potentiel reste inexploité. « La parité n’est pas une question symbolique. Elle est essentielle à la sécurité alimentaire, à la survie des villages et à la cohésion de l’UE ».
L’avenir rural se joue au féminin
Le débat s’est achevé sur une note lucide mais volontariste. Tous s’accordent à reconnaître que les femmes incarnent aujourd’hui une forme d’innovation agricole, multifonctionnalité, circuits courts, agroécologie, accueil social, qui redéfinit le rapport entre terre, société et économie.
Mais sans politique volontariste, ces initiatives resteront isolées. « Si nous perdons les femmes, nous perdons nos écoles, nos commerces, nos villages », a lancé Margaret Fischer, dans une phrase reprise par plusieurs députés.
L’avenir de l’agriculture européenne se jouera donc autant dans les champs que dans les mentalités. Car au-delà de la parité, c’est bien la capacité de l’Europe à redonner du sens et de la dignité à son monde rural qui est en jeu.





