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Courrier des lecteurs : le carnet à spirales

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Il ne s’appelait pas Hector, mais notait tout. Né entre les deux grandes guerres du 20e siècle, Achille (prénom d’emprunt) avait un grand ami : son carnet à spirales, format A5, 17 X 22 cm, dont il remplissait les pages quadrillées jour après jour, inlassablement, d’un bout à l’autre de chaque année. Il écrivait tout : les événements familiaux, la météo, les vêlages, les ventes et les achats, les travaux des champs, les contenances de chaque parcelle, les maladies d’animaux, ce qu’il avait semé dans son potager avec un plan de celui-ci, les rendements en foin ou en céréales, en pommes de terre, et même les fruits de son petit verger ! Tout ! Après lui, son fils n’a jamais rien noté, puisque son Papa notait tout. Son petit-fils, par contre, a été contaminé par le virus de son grand-père, et s’est pris d’une passion dévorante pour son… smartphone ! Et là, le gamin note tout, swipe et scrolle sans désemparer…

Achille aurait pu fredonner les paroles de la chanson de William Sheller : «  J’ai gardé dans mon carnet à spirales tout mon bonheur en lettres capitales, à l’encre bleue aux vertus sympathiques et collage à la gomme arabique  ». Son cahier a trôné durant 60 ans sur l’appui de fenêtre de la cuisine, à côté de sa place à table, avec un stylo à bille tantôt bleu, tantôt noir, une fois vert (!), au gré de ce qu’il récupérait dans le cartable de ses gamins. Je dis « son cahier » au singulier, mais il y en eut des dizaines, là aussi de toutes les couleurs, avec parfois des dessins d’enfant sur la couverture, des photos de jolies madames et de footballeurs. L’un était-il usé, il en entamait aussitôt un autre, et chaque jour au soir, il tirait un trait et marquait déjà la date du lendemain.

C’était le bien le plus précieux d’Achille le paysan, lui qui déplorait sa mémoire de poulet, et «  oubliait tout  » disait-il, s’il ne marquait pas les numéros, les dates, les quantités, les formules des engrais. Il manquait surtout de confiance en lui, au contraire de son fils agriculteur, lequel en débordait et se souvenait de tout… en s’aidant quelquefois des notes de son père ! Le petit-fils, quant à lui, s’est affranchi des notes manuscrites en jouant des pouces et des doigts sur les écrans tactiles de son iPad et son iPhone, en multipliant les applications pour gérer sa vie. Le garçon est définitivement accro à l’informatique, à la « cocaïne digitale » qu’on nous deale en vrac pour nous « aider » à vivre, pour satisfaire les moindres de nos besoins, pour s’emparer insidieusement de nos facultés d’analyse, de nos vecteurs de décision, et finir par penser à notre place. Grâce te soit rendue, ô Intelligence Artificielle !

Ainsi, tout le monde garde aujourd’hui son bonheur dans une petite boîte aux vertus sympathiques et collage à la gomme numérique. Pas vous ? Moi si, un peu trop j’avoue. C’est magique et tellement facile ! Cette assuétude n’est pas venue du jour au lendemain : elle s’est emparée de moi au fil des découvertes de l’informatique. J’ai commencé voici 22 ans, quand j’ai débuté ma petite correspondance avec le Sillon Belge. Ma gamine de 12 ans à l’époque m’a tout appris, aidée de ses grands frères. Et comme j’étais un « élève » motivé par l’écriture, je me suis pris au jeu. D’ordi fixe en portable, de GSM en smartphone, j’ai suivi le parcours du geek à la petite semaine, me suis laissé emporter par la vague numérique, devenue aujourd’hui tsunami…

Vous aussi, sans doute, avez pris vaille que vaille le train digital en marche ? Ou peut-être pas… Je connais des fermiers de mon âge qui n’ont même pas de GSM, qui dépendent d’autres personnes pour remplir leurs formalités administratives, pour déclarer les naissances à la ferme, alors qu’ils se débrouillaient parfaitement jusqu’ici. La fracture numérique est davantage qu’une fêlure imperceptible, plutôt un fossé qui se transforme en canyon chez d’aucuns, et les rend malheureux… «  J’ai encore perdu ton amour tu sais, j’peux pas m’souvenir de ce que j’en ai fait. Je l’ai pourtant rangé comme il fallait; c’est pas croyable comme tout disparaît  ! ».

Le carnet à spirales d’Achille n’est plus très à la mode, mais il en existe encore des milliers dans les fermes. Fera-t-il le poids face à Hector.farm, ou l’une ou l’autre des dizaines d’applications disponibles dans Apple Store ou Google Play ? La Guerre de Troie aura-t-elle lieu ? Lors de celle-ci, Achille provoque Hector en duel parce qu’il a tué son ami Patrocle, et le zigouille sans coup férir ! Ça vous fait rire ? En 2025, qui va gagner du Prince de Troie numérisé ou du paysan et son carnet à spirales ? L’un et l’autre ont des arguments à faire valoir…

Le talon d’Achille reste son côté fastidieux, laborieux, scribouillard, tandis qu’Hector.farm promet monts et merveilles pour tout notifier et gérer à notre place. Et je veux bien le croire, quand je vois comment fonctionnent les applications sur smartphones, lesquelles gèrent notre vie quotidienne : les banques, les magasins, la météo, itsme, les réseaux sociaux, les transports en commun, Cerise, Agri AI, Agroptima, MyEasyFarm, AgriBEST, etc, etc. L’Intelligence Artificielle progresse à une vitesse fulgurante et les applications numériques se multiplient comme des petits lapins, ou des rats qui nous grignotent.

Alors, Achille a l’air d’un vieux c(…), avec son carnet à spirales… Pourtant, ce qu’il a inscrit sur ses feuilles quadrillées reste bien en place et ne risque pas d’aller se balader sur la Toile Internet et de le montrer tout nu comme au jour de sa naissance. Les renseignements restent à coup sûr confidentiels, tandis qu’Hector.farm et ses copains sont exposés aux hackings et à l’appétit féroce des banques de données. Et que faire si notre réseau électrique et informatique viendrait à faillir ?

J’arrête ici mes bémols, car vous allez assimiler mon article à une attaque en règle contre les applications agricoles. L’Intelligence Artificielle me fascine, m’enchante autant qu’elle me met mal à l’aise, car son empreinte écologique et sociale s’appesantit au fil de son développement exponentiel. Les data-centers consomment une énergie démentielle, et l’IA fait disparaître chaque jour des centaines de milliers d’emplois. Que deviendront nos conseillers et comptables agricoles, nos syndicats et nos services publics ? Direction chômage puis CPAS ?

Où va le monde ? Mieux vaut ne pas trop y songer, et relire dans les carnets à spirales les souvenirs des beaux jours, quand Achille notait tout de sa curieuse écriture penchée de gaucher contrarié : ses joies et ses humeurs, les mille et une aventures de sa ferme et de sa grande famille !

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