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Relation avec l’agro-industrie: quelques clés pour un contrat équilibré et sans ambiguïté

Les agriculteurs sont fréquemment amenés à conclure des contrats avec l’agro-industrie, notamment dans les filières lait, sucre, pomme de terre ou encore légume. Toutefois, ceux-ci ne sont pas toujours rédigés à leur avantage. Avant toute signature, la vigilance est de mise. Et en cas d’abus ? De nouvelles dispositions du Code de droit économique protègent les victimes.

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D ébut mars, le comice agricole de Mons Quévy Haut-Pays organisait une après-midi d’information sur le thème « Du contrat de culture aux conventions avec l’industrie agroalimentaire, quels outils pour prévenir les déséquilibres ? ». À cette occasion, Déborah Stache, avocate au barreau de Charleroi, est revenue sur les différents points d’attention à considérer lors de la conclusion d’un contrat avec l’agro-industrie, notamment dans la filière pomme de terre. Les nouvelles dispositions du Code de droit économique permettant aux agriculteurs de faire face à d’éventuels abus ont également été détaillées.

Contrats de pré-saison : attention, problèmes !

Les relations entre agriculteurs et représentants de l’industrie agroalimentaire sont fréquemment régies par des contrats de pré-saison. Or, ceux-ci ne laissent que peu de marge de manœuvre aux premiers nommés.

Tout d’abord, lesdits contrats sont rédigés uniquement par les acheteurs. Le contrat est donc « à prendre ou à laisser », sous peine pour l’agriculteur de ne pouvoir écouler sa production. Deuxièmement, les prix d’achat sont fixés indépendamment des coûts de production. Enfin, les prix sont déterminés en fonction de l’offre et de la demande de contrats (et non de denrées agricoles, que ce soit des légumes, des fruits, des pommes de terre…) et en réaction au niveau de prix du marché libre observé la saison précédente.

« Ces contrats intègrent également des clauses types très contraignantes et non négociables, qui biaisent la relation entre les deux partenaires et freinent les éventuelles futures contestations », poursuit Me Stache. On y retrouve des clauses d’exclusion de la force majeure, d’obligation d’achat des plants de pommes de terre auprès du futur acheteur qui, en outre, détermine lui-même les prix et quantité, d’obligation de livrer une quantité prédéterminée…

Vente d’une chose de genre ou d’une chose d’un bloc ?

L’agriculteur ne disposait jusqu’à présent que de moyens limités pour se retourner contre un acheteur en cas de problème. Seules les dispositions du Code civil et du droit des contrats étaient d’application.

À ce titre, l’article 1585 du Code civil stipule : « Lorsque des marchandises ne sont pas vendues en bloc, mais au poids, au compte ou à la mesure, la vente n’est point parfaite, en ce sens que les choses vendues sont aux risques du vendeur jusqu’à ce qu’elles soient pesées, comptées ou mesurées ; mais l’acheteur peut en demander ou la délivrance ou des dommages-intérêts, s’il y a lieu, en cas d’inexécution de l’engagement » .

Dans ce type de vente, que l’on appelle vente d’une chose de genre, le producteur assume seul les risques et les éventuelles pertes qui surviendraient avant la livraison des denrées à l’acheteur. « Cela s’applique notamment aux contrats pommes de terre conclus sur base d’un tonnage à livrer. Ce type de relation est défavorable au producteur qui, pour une raison quelconque, serait dans l’incapacité d’honorer ses engagements. Il reste en effet tenu contractuellement de fournir la quantité renseignée », détaille Déborah Stache. Une seule solution subsiste pour satisfaire l’acheteur : s’approvisionner sur le marché libre et lui fournir les pommes de terre ainsi acquises, parfois au prix fort.

Si certains contrats conclus entre un agriculteur et un représentant de l’agro-industrie peuvent être défavorables au premier nommé, il est important de rappeler  qu’il n’en va pas de même pour tous les contrats et toutes les sociétés.
Si certains contrats conclus entre un agriculteur et un représentant de l’agro-industrie peuvent être défavorables au premier nommé, il est important de rappeler qu’il n’en va pas de même pour tous les contrats et toutes les sociétés. - DJ

L’article 1586 complète : « Si, au contraire, les marchandises ont été vendues en bloc, la vente est parfaite, quoique les marchandises n’aient pas encore été pesées, comptées ou mesurées ». « Il s’agit, ici, de la vente d’une chose d’un bloc. En d’autres mots, l’agriculteur s’engage sur une surface de production dont la récolte sera vendue à un acheteur, et non sur un volume précis », explique-t-elle. Les risques sont ainsi nettement réduits.

Le Code civil prévoit encore, par l’intermédiaire de l’article 1148, qu’il n’y a lieu à aucun dommage et intérêt en cas de force majeure ou de cas fortuit, c’est-à-dire d’événement qui rend impossible l’exécution du contrat et qui est exempt de toute faute du débiteur (à savoir, l’agriculteur). « Un épisode de sécheresse pourrait, par exemple, être invoqué mais il faudrait alors prouver qu’il n’y a plus aucune pomme de terre sur le marché. Or, il en reste toujours… Invoquer la force majeure est extrêmement compliqué, d’autant que certains contrats l’excluent expressément. »

Ajoutons à ce titre que la Cour de Cassation précise « qu’un événement qui rend seulement plus difficile ou plus onéreuse l’exécution d’un contrat n’est pas un cas de force majeure ».

Pommes de terre : le Rucip ajoute des règles

Dans la filière pomme de terre, de nombreux contrats s’appuient également sur le Rucip (Règles et Usages du Commerce Intereuropéen de la Pomme de terre), un texte rédigé par les associations européennes Europatat (commerce) et Euppa (transformation). Il intègre des règles commerciales (achat, vente…), pour l’expertise (calibre des tubercules…) et l’arbitrage (règlement des litiges naissant des contrats, sans possibilité de recours).

« Les règles du Rucip ne s’appliquent que si le contrat établit entre l’agriculteur et son acheteur y fait référence. Sans quoi, il n’est pas question d’arbitrage devant le Comité Rucip. Les tribunaux belges conservent dès lors leurs compétences pour la gestion des litiges », insiste Me Stache. De même, si le contrat mentionne que tout litige doit être porté devant un tribunal ou devant le Comité Rucip, c’est bien le premier qui est compétent et non le second.

Et d’attirer l’attention des cultivateurs sur deux articles du Rucip auxquels il convient d’être particulièrement attentif. Le premier stipule que, sauf accord écrit entre les parties, la non-livraion du tonnage contracté entraîne la résiliation du contrat tout en laissant la possibilité à l’acheteur de réclamer à l’agriculteur l’indemnisation de son préjudice par lettre recommandée avec accusé de réception. « Pour ce faire, il dispose d’un délai de 30 jours à compter de la date de résiliation du contrat. Passé ce délai, il est possible de contester toute demande d’indemnisation. »

Le deuxième article concerne, lui, les cas de force majeur. Le Rucip intègre des éléments que l’on retrouve aussi dans le Code civil belge. Il liste des cas de force majeure, parmi lesquels figurent les guerres, les révolutions, les catastrophes naturelles… « Toutefois, la force majeure ne dispense de livrer et de prendre livraison que pendant toute sa durée, entre autres dispositions. À son terme, il faut être à nouveau en mesure d’approvisionner l’acheteur en tubercules. »

Précisons que si la force majeure se prolonge au-delà d’un mois, chacun a le droit de mettre fin au contrat et ce, sans dommages-intérêts.

Des pistes pour se protéger

Pour se protéger davantage, l’avocate livre quelques pistes que chacun est libre d’adapter à sa situation. Elle invite notamment les producteurs à réduire les tonnages par ha contractés à prix fixe. « Pourquoi ne pas se baser sur une formule composée d’un « prix fixe », d’un prix mini-maxi et d’un prix du jour pour le solde éventuel de la récolte ? », suggère-t-elle.

«
Il est recommandé à tous les agriculteurs de négocier soigneusement les clauses figurant dans leurs contrats, afin de se protéger au maximum de tout désagrément
», insiste M
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 Déborah Stache.
« Il est recommandé à tous les agriculteurs de négocier soigneusement les clauses figurant dans leurs contrats, afin de se protéger au maximum de tout désagrément », insiste M e Déborah Stache. - J.V.

Une clause de hardship (ou de sauvegarde) peut être intégrée au contrat. Elle oblige à renégocier celui-ci en cas de survenance d’éléments nouveaux et imprévisibles au moment de sa conclusion afin d’en assurer l’équilibre. « Cela aide à se prémunir des calamités naturelles et facilite les discussions entre producteurs et acheteurs. »

Enfin, elle insiste sur « l’importance de prévoir le recours auprès de tribunaux de l’ordre judiciaire belge en cas de litige et, par conséquent, d’éviter les clauses d’arbitrage ».

Trois nouvelles clauses dans le Code de droit économique

Constatant des abus dans la rédaction des contrats, émanant notamment des acteurs exerçant un certain poids sur les marchés, les autorités fédérales belges ont souhaité protéger davantage les petites et moyennes entreprises, en particulier dans le secteur de la grande distribution de produits alimentaires.

Trois nouvelles clauses sont entrées ou entreront bientôt en vigueur en vue de répondre à cet objectif :

– interdiction des abus de dépendance économique (d’application à partir du 1er  juin 2020), à l’image de ce qui existe déjà en Allemagne, France ou encore Italie ;

– interdiction des clauses abusives (d’application à partir du 1er  décembre 2020, pour les contrats conclus, renouvelés ou modifiés après cette date) ;

– interdiction des pratiques de marché déloyales, trompeuses et agressives entre entreprises (d’application depuis le 1er  septembre 2019).

« L’application de ces clauses se fait progressivement afin d’éviter de mettre en difficulté les relations contractuelles entre les entreprises suite à l’entrée en vigueur de ce nouveau cadre législatif. »

Abus de dépendance économique : de la théorie…

La clause d’abus de dépendance économique stipule « qu’il est interdit d’exploiter une position de dépendance économique si la concurrence est susceptible d’en être affectée sur le marché belge concerné ou une partie substantielle de celui-ci » (article IV.2/1 du Code de droit économique).

Par position de dépendance économique, il faut comprendre : position de subordination d’une entreprise à l’égard d’une ou plusieurs autres entreprises qui est caractérisée par :

– l’absence d’alternative raisonnablement équivalente et disponible dans un délai, à des conditions ou à des coûts raisonnables ;

– qui permet à l’entreprise d’imposer des prestations ou des conditions qui ne pourraient pas être obtenues dans des circonstances normales de marchés.

« L’abus de dépendance économique peut être difficile à prouver. Le législateur a donc prévu des critères qui permettent d’apprécier si une situation particulière y répond, ou non », précise Me Stache.

Ceux-ci sont au nombre de six :

– le fait de soumettre un partenaire commercial à des pénalités pour retard de livraison en cas de force majeure ;

– le pouvoir de marché d’une entreprise ;

– la notoriété d’une marque, la rareté d’un produit ;

– la crainte de graves désavantages économiques, de représailles ou de fin de relation contractuelle ;

– l’obtention d’avantages sans contrepartie ou disproportionnés ;

– l’obtention de conditions manifestement abusives sous la menace d’une rupture brutale des relations commerciales.

La loi précise encore cinq exemples de pratiques pouvant aboutir à l’abus de dépendance économique.

« De mon point de vue, l’abus de dépendance économique pourra être invoqué dans le cadre de certains contrats « pomme de terre » étant donné le nombre réduit d’acheteurs actifs sur le marché belge ; situation qui leur permet d’imposer certaines clauses lors de la signature des contrats », ajoute-t-elle.

… à la pratique

Il est possible d’agir de diverses manières si on estime être victime d’abus de dépendance économique. Il est premièrement envisageable d’intenter une action en cessation devant le tribunal de l’entreprise. « C’est l’option qui me semble la plus opportune. »

On peut également avoir recours à l’Autorité belge de la concurrence qui peut infliger une amende ou une interdiction assortie d’une astreinte, pour autant que l’autre partie est en position de dépendance économique, que l’entreprise incriminée abuse de cette position, et que cet abus est susceptible d’affecter la concurrence sur le marché belge ou une partie substantielle de celui-ci. « Cette deuxième solution est davantage théorique étant donné les priorités actuelles de l’Autorité de la concurrence et la charge de travail à laquelle elle fait face. »

Clauses abusives : déséquilibre manifeste entre les parties

Le volet « clauses abusives » précise : « Toute clause abusive est interdite et nulle. Le contrat reste contraignant pour les parties s’il peut subsister sans les clauses abusives » (article VI.91/6 du Code de droit économique). Me Stache ajoute : « Toute clause d’un contrat conclu entre entreprises est abusive lorsque, à elle seule ou combinée avec une ou plusieurs autres clauses, elle crée un déséquilibre manifeste entre les droits et obligations des parties ».

Par soucis de clarté vis-à-vis du justiciable, le législateur a prévu une série d’exemples. Ainsi, l’article VI.91/4 décrit une série de clauses jugées abusives (et donc nulles) de manière irréfragable (qui ne peut être contredite). L’article VI.91/5 recense une liste de clauses présumées abusives jusqu’à preuve du contraire. « Ces clauses restent sujettes à des interprétations diverses, et dépendent de l’appréciation du tribunal », nuance-t-elle.

Les agriculteurs spécialisés dans la production de légumes sont eux aussi amenés à traiter avec l’agro-industrie.  Les mesures de protection inscrites dans le Code de droit économique doivent leur permettre de faire face à d’éventuels abus.
Les agriculteurs spécialisés dans la production de légumes sont eux aussi amenés à traiter avec l’agro-industrie. Les mesures de protection inscrites dans le Code de droit économique doivent leur permettre de faire face à d’éventuels abus. - J.V.

Clauses de marché déloyales entre entreprises : de nouveaux outils

Enfin, le volet « clauses de marché déloyales entre entreprises » doit donner aux indépendants et entreprises des outils efficaces pour lutter contre de telles pratiques. À cet effet, le livre VI, titre 4, chapitre 2 du Code de droit économique a été renommé « Pratiques du marché déloyales entre entreprises ». Les différents articles dudit chapitre détaillent que sont interdites, entre entreprises, les pratiques de marché trompeuses, agressives et celles qui favorisent un acte qui doit être considéré comme un manquement au Code de droit économique. Ces pratiques sont interdites aussi bien dans la phase pré-contractuelle que dans les phases contractuelle et post-contractuelle.

Déborah Stache précise : « Une pratique est réputée trompeuse, et donc mensongère, si elle contient des informations fausses ou si elle induit ou est susceptible d’induire en erreur une entreprise, même si les informations fournies sont correctes ». De même, une pratique est réputée agressive si elle altère ou est susceptible d’altérer de manière significative – du fait du harcèlement, de la contrainte ou d’une influence injustifiée – la liberté de choix ou de conduite d’une l’entreprise.

Et d’ajouter : « La pratique trompeuse ou agressive doit avoir amené ou avoir été susceptible d’amener l’entreprise à prendre une décision qu’elle n’aurait pas prise autrement ». Ce qui n’est pas toujours facile à prouver…

Négocier soigneusement

Malgré l’entrée en vigueur, effective ou prochaine, de ces mesures, Me  Stache recommande vivement aux agriculteurs de négocier soigneusement les clauses figurant dans leurs contrats, afin de se protéger au maximum de tout désagrément. « Il y a, en effet, fort à parier que les plus gros acteurs de l’agro-industrie n’adapteront leurs contrats que lorsqu’ils y seront contraints, notamment par décision d’un tribunal. »

« Dès décembre prochain, tout un chacun aura également la possibilité d’invoquer l’interdiction des clauses abusives. Il s’agira probablement de l’élément qui pèsera le plus lourd dans les négociations futures. N’hésitez pas à saisir les tribunaux pour qu’ils puissent statuer sur des situations vécues et ainsi faire jurisprudence. »

J.V.

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