Terroir-caisse

Hélas, quand vous parlez de ce terroir-là, les commerçants vous regardent en rigolant, comme si vous veniez d’une autre planète, où le fric n’existe pas. Leur « terroir », c’est tout autre chose ! Cela se monnaie en espèces sonnantes et trébuchantes, pour remplir le tiroir-caisse d’une société qui ne vit et ne respire que par l’argent. Le « terroir » est devenu une appellation, en théorie un gage de qualité, d’originalité, d’authenticité. Comme disaient Galinette et le Papet à propos de Jean de Florette, un agriculteur de terroir cultive « l’ôtantik » ; il sème partout des tas « d’ôtantiks » ! Et ces « authentiques » produits de terroir rapportent surtout à ceux qui les vendent en bout de chaîne. Je rigole, quand je vois les touristes néerlandophones, états-uniens ou bruxellois, se pâmer d’aise devant la charcuterie « authentique » à Bastogne : des jambons fumés IGP (indication géographique protégée), qui proviennent de porcs élevés en Flandres, nourris au soja brésilien et au blé des pays de l’Est. Miam, miam ! Que c’est bon, le terroir ardennais !
Cela fait partie du jeu, semble-t-il. C’est le plus malin qui attrape l’autre… Pendant ce temps, les vrais producteurs artisanaux de terroir s’échinent à élever des animaux, à fabriquer des fromages, à cultiver des légumes, à produire du miel, du vin de fruit…, qu’ils viennent vendre sur des marchés dits « de terroir ». Ceux-là méritent toute notre estime, car ils ne sont guère payés à la hauteur de leurs mérites et de leurs efforts. Les consommateurs ne font pas la différence entre le terroir artisanal et le terroir commercial à grande échelle. Pour celui-ci, le « terroir-caisse » tintinnabule joyeusement -ting, ting, ting !- et incite ses promoteurs à abuser du concept, à tirer sur la corde sans se gêner, à user et abuser d’un terroir sans demander l’avis de ceux qui l’habitent.
Tenez, justement, je suis allé cette semaine dans un petit village juché sur les hauteurs de la Semois, une localité paysanne fort charmante voici cinquante ans, quand nous y venions en promenade scolaire. Elle est aujourd’hui devenue charmeuse, professionnelle : un terroir-caisse aux dimensions XXL, une machine de guerre -du terroir- où les visiteurs sont incités à dépenser leurs euros de trente-six manières différentes ! Tout y est « du terroir », avec un tourisme du terroir, une brasserie et un parc animalier du terroir, des hôtels et logements du terroir, une cuisine et des animations du terroir, etc, etc. Ici, comme en d’autres terroirs-caisses en Wallonie, on folklorise le paysan d’autrefois dans un musée de la vie rurale, celui du « bon vieux temps » : le bon, le brave, le sage paysan que l’on a pourtant humilié, rabaissé, éradiqué au PAC-Roundup comme du chiendent maladif. L’agriculture d’aujourd’hui est diabolisée ; celle d’hier est angélisée à chaque fois que le mot « terroir » est prononcé, encore et encore, jusqu’à vous donner l’envie de fuir. Les plus à plaindre sont justement les natifs de ce terroir envahi par un tourisme invasif, les habitants de ce village privé de sa vocation paysanne. Le bonheur des uns crée des désagréments pour les autres… On ne fait pas d’omelette -pour le terroir-caisse- sans casser les œufs -du terroir-…
Trop de terroir tue le terroir, le vide de sa substance. Le concept est hélas galvaudé, rabaissé au rang des nombreux avatars de notre société commerçante où les plus belles choses sont exploitées sans vergogne, pourvu qu’elles rapportent. Son potentiel sympathie s’étiole peu à peu et fait de moins en moins rêver, mais il dispose encore de belles perspectives, pour qui sait y faire et actionner le terroir-caisse jusqu’à plus soif, jusqu’à plus faim. Quant aux vrais artisans de terroir, je leur dis mille fois « respect » ! Et bon courage…