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Un plan européen «engrais» avec les moyens du bord

Alors que les producteurs européens d’engrais et les agriculteurs subissent de plein fouet la flambée des prix des engrais liés à ceux du gaz dans le contexte de la guerre en Ukraine, la commission, contrainte d’agir avec réactivité, a proposé un ensemble de mesures visant à limiter l’impact de la crise énergétique.

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À court terme, elle prévoit notamment pour les industriels un accès prioritaire au gaz en cas de rationnement, mais elle refuse de lever les droits antidumping sur certaines importations de produits azotés qui risqueraient selon elle de mettre à mal l’industrie européenne dont une partie de la production est déjà à l’arrêt.

Concernant les engagements financiers, faute de réels moyens, Bruxelles encourage une nouvelle fois les États membres à mobiliser le cadre temporaire de crise des aides d’État et leur propose de solliciter la réserve de crise agricole de la Pac. Un nouvel observatoire du marché des engrais devrait être créé dans le courant de l’année 2023.

Le gaz russe dans le collimateur

À plus long terme, Bruxelles entend promouvoir une utilisation plus durable des engrais et un meilleur recours au fertilisant organiques. Mais les détails de ce second volet devront attendre la publication début 2023 d’un autre plan sur la gestion intégrée des nutriments.

Les prix des engrais azotés ont ainsi enregistré en septembre une hausse de 149 % sur une base annuelle et ceux de la roche phosphatée de 254 %. Ces prix prohibitifs poussent aujourd’hui les agriculteurs à retarder leur décision d’achat d’engrais et donc de plantation, ce qui in fine pourrait grandement affecter la récolte 2023.

Selon les estimations de la commission, la baisse des achats d’engrais pourrait atteindre de 20 % sur la campagne 2022/2023. Pour éviter une pénurie d’engrais et garantir des prix abordables, la Commission européenne a, comme annoncé, présenté une stratégie sur les engrais qui répond d’abord aux besoins des industriels.

Elle encourage les États membres, à travers leurs plans d’urgence nationaux, à donner la priorité d’accès au gaz naturel en cas de rationnement. Principal intrant dans la production d’engrais minéraux, le gaz dont les prix se sont envolés en raison de l’approvisionnement incertain en provenance de Russie (40 % des importations européennes avant l’invasion de l’Ukraine), représente à l’heure actuelle près de 90 % du coût variable de production de l’ammoniac dans l’UE.

Dans le but d’alléger les coûts des producteurs européens d’engrais azotés, Bruxelles avait déjà proposé le 19 juillet de suspendre les droits de douane (compris entre 5,5 % et 6,5 %) sur l’ammoniac et l’urée jusqu’à la fin de l’année 2024. L’objectif est d’accroître la stabilité et la diversification de l’approvisionnement en favorisant les importations en provenance d’un plus grand nombre de pays tiers, tout en excluant la Russie (deuxième fournisseur) et la Biélorussie.

Limitée dans sa capacité à soutenir avec de l’argent frais à la fois les industriels et les agriculteurs, la commission encourage sur le court terme les États membres à mobiliser le cadre temporaire de crise des aides d’État qui a été prolongé pour la deuxième fois le 28 octobre.
Limitée dans sa capacité à soutenir avec de l’argent frais à la fois les industriels et les agriculteurs, la commission encourage sur le court terme les États membres à mobiliser le cadre temporaire de crise des aides d’État qui a été prolongé pour la deuxième fois le 28 octobre. - J.V.

À l’heure actuelle, cette proposition est toujours entre les mains des États membres. Malgré l’insistance du Copa-Cogeca et de nombreux eurodéputés de la commission de l’Agriculture, l’exécutif européen refuse par contre de suspendre les droits antidumping définitifs (entre 16 % et 32 %) qu’elle impose depuis octobre 2019 aux importations d’urée et de nitrate d’ammonium en solution originaires de Russie, Trinité-et-Tobago et des États-Unis.

Dans un règlement publié le 27 octobre, Bruxelles indique que les conditions de marché ne sont pas réunies pour approuver une telle mesure. Certains éléments indiquent même que la suspension aggraverait encore la situation : les importations faisant l’objet d’un dumping en provenance des pays concernés, notamment Trinité-et-Tobago, entraîneraient une pression supplémentaire sur les prix pratiqués par les producteurs européens d’engrais.

Aides d’État et réserve de crise

Limitée dans sa capacité à soutenir avec de l’argent frais à la fois les industriels et les agriculteurs, la commission encourage sur le court terme les États membres à mobiliser le cadre temporaire de crise des aides d’État qui a été prolongé pour la deuxième fois le 28 octobre. « Les pouvoirs publics pourraient par exemple acheter des engrais à des prix de marché plus compétitifs et à les proposer à des prix inférieurs aux agriculteurs », a précisé le commissaire à l’Agriculture Janusz Wojciechowski.

Il suggère aussi que les États membres veillent à ce que les engrais soient répartis entre les agriculteurs de manière raisonnable et non discriminatoire, notamment en cas de rationnement du gaz. Si les Vingt-sept le demandent, il a également indiqué que la commission était disposée « à activer la réserve de crise agricole (pour la deuxième année consécutive alors qu’elle n’avait jamais été utilisée auparavant) d’un montant de 450 millions € pour 2023 afin de soutenir les agriculteurs à partir de mesures exceptionnelles ».

Dans sa communication, Bruxelles ajoute que les États membres peuvent également mobiliser un montant maximal de 140 milliards € en vertu d’un plafonnement des revenus du marché de certains producteurs d’électricité et de la contribution de solidarité.

Ces fonds pourraient être ainsi réorientés vers les utilisateurs intensifs d’énergie tels que les agriculteurs ou les producteurs d’engrais. D’autre part, les mesures exceptionnelles récemment proposées dans le cadre des règles de la politique de cohésion 2014-2020 permettraient également aux Vingt-sept de réorienter jusqu’à 40 milliards € pour aider notamment les PME à faire face à la hausse des prix de l’énergie, souligne la commission.

Pour améliorer la transparence du marché des engrais de l’UE, Bruxelles a indiqué qu’elle créerait un nouvel observatoire du marché courant de l’année 2023 et qu’elle organiserait des consultations régulières des parties prenantes dans le cadre du groupe d’experts du mécanisme européen de sécurité alimentaire et de crise (institué en novembre 2021 suite à la crise Covid).

Promotion des engrais organiques

En étroite collaboration avec les États membres, l’exécutif européen veillera aussi à ce que les révisions des plans stratégiques nationaux de la Pac mettent en avant une utilisation durable des engrais via notamment le recours aux engrais « Renure » (azote récupéré du fumier).

Sur ce point, Bruxelles présentera au premier trimestre 2023 un plan d’action sur la gestion intégrée des nutriments (azote et phosphore) qui pourrait prévoir des flexibilités de court terme dans le cadre de la directive Nitrates. Des mesures exceptionnelles qui permettraient finalement de réduire la dépendance des agriculteurs européens aux engrais minéraux. Les plans stratégiques nationaux devront également, insiste Bruxelles, intégrer l’agriculture de précision, l’agriculture biologique ou encore l’utilisation de légumineuses dans les plans de rotation.

À plus long terme, la commission encouragera également des mesures visant à assurer l’autonomie stratégique en matière d’engrais, telles qu’un meilleur accès aux engrais organiques et aux nutriments provenant de flux de déchets recyclés (par exemple, les effluents d’élevage).

Dans cette perspective, Bruxelles a notamment adopté le 26 octobre une révision de la directive sur le traitement des eaux urbaines résiduaires comprenant des obligations plus strictes en matière de récupération des nutriments des eaux usées, qui peuvent ensuite être réutilisés en agriculture.

La commission entend également soutenir la conversion de l’industrie européenne des engrais azotés à l’ammoniac vert (produit à l’aide d’hydrogène renouvelable et non fossile) et la production de biométhane. Un partenariat industriel européen pour le biométhane a d’ailleurs été lancé le 28 septembre, avec un objectif de production et d’utilisation annuelle de biométhane de 35 Md m3 d’ici 2030. Par ailleurs, Bruxelles assure qu’elle examinera toutes les mesures qui peuvent contribuer à rendre les engrais verts compétitifs sur le marché pendant la transition vers une économie décarbonée.

« Pas de réponse aux problématiques des agriculteurs »

Très critique sur le contenu de la stratégie sur les engrais présentée le 9 novembre par la commission européenne, la présidente du Copa (organisation des agriculteurs européens) Christiane Lambert regrette que Bruxelles « par idéologie, refuse de donner aux agriculteurs des solutions à court terme, mettant en péril la viabilité de nombreuses exploitations ».

Elle s’étonne en effet de « l’intérêt de présenter une nouvelle communication pour finalement avancer si peu de propositions ? ». La suspension des droits d’importation sur l’urée et l’ammoniac, la mobilisation des aides d’État ou encore l’accès prioritaire au gaz pour les producteurs d’engrais proposés ne sont pas suffisants pour résoudre la perturbation actuelle du marché des engrais, estime le Copa-Cogeca.

Alors que cela aurait pu alléger la pression sur le prix des engrais, l’organisation bruxelloise regrette la décision de la commission de refuser de suspendre les droits antidumping définitifs (entre 16 et 32 %) qu’elle impose depuis le 8 octobre 2019 aux importations d’urée et de nitrate d’ammonium en solution originaires de Russie, Trinité-et-Tobago et des États-Unis.

Pour diversifier les sources d’approvisionnement, le Copa-Cogeca appelle également à suspendre l’application de la limite de 60 mg/kg de cadmium pour les engrais phosphatés, afin de permettre la livraison depuis les pays d’Afrique du Nord (Maroc). Enfin, il réitère son appel à déroger aux limites fixées par la directive Nitrates.

Satisfecit des industriels

Satisfait des mesures proposées par la commission européenne, le directeur général du lobby européen des engrais Fertilizers Europe a déclaré le 9 novembre que « l’aide financière et la priorité accordée au gaz, ainsi que le soutien aux agriculteurs touchés par le coût élevé des intrants, joueront un rôle pour aider l’industrie à relancer la production en Europe ».

Il souligne l’importance « d’optimiser l’utilisation des nutriments dans la nouvelle Pac ». Sur ce point, il a notamment indiqué que l’industrie « travaille depuis de nombreuses années pour développer de nouveaux produits et utiliser la science et les solutions numériques pour aider les agriculteurs européens à améliorer les performances sur site et les pratiques de fertilisation ». Enfin, il salue le fait que Bruxelles reconnaisse « l’importance de l’ammoniac et des engrais à faible teneur en carbone pour assurer l’autonomie stratégique à long terme de l’UE ».

En parallèle, Fertilizers Europe a indiqué qu’il serait souhaitable que la commission mène « une évaluation complète et une stratégie détaillée afin d’assurer sur le long terme la sécurité alimentaire au sein de l’UE ainsi que la future transition vers une industrie des engrais à faible teneur en carbone en Europe ».

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