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On se dit qu’à vingt ans…

Il m’est toujours agréable de converser avec une personne de vingt ans. Si l’on parle d’agriculture, c’est encore mieux ! Je fais partie de ces « vieux » qui considèrent les jeunes avec admiration, impressionnés par leur agilité d’esprit et leur adresse physique, leur force et leur endurance au travail. Le plus souvent, ils parlent vrai sans se cacher derrière des propos convenus. J’ai envie de leur dire « Fais gaffe, ne crois pas ce qu’on te dit, que l’argent vaut tout ! Trace ta voie et suis-la sans faiblir, malgré les embûches que la vie ne manquera pas de placer sur ton chemin ! ».

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Quand je parle avec un.e jeune passionné.e d’agriculture, je me revois à son âge. Ai-je trahi le jeune homme que j’étais à vingt ans ? Ma conscience me dit que non, que je suis resté le même gamin candide, bêtement heureux de soigner ses animaux, d’arpenter les prairies ou de travailler en forêt. À 3 X 20 et quelques poussières, je regrette seulement de ne plus suivre la cadence de ces jeunes pleins d’allant, de m’essouffler pour un rien et d’avoir toujours mal quelque part. Saleté de corps ! En même temps, pas très malin, j’aurais dû ménager ma monture en son temps, quand elle m’obéissait encore sans rechigner.

Car l’état de jeunesse ne dure pas si longtemps… « On se dit qu’à vingt ans, on est les rois du monde, et qu’éternellement, il y aura dans nos yeux tout le ciel bleu. C’est le temps de l’amour, le temps des copains et de l’aventure. Quand le temps va et vient, on ne pense à rien malgré ses blessures. ». La chanson de Françoise Hardy m’est venue à l’esprit lors d’une rencontre impromptue avec un jeune gars de 25 ans, super motivé par l’agroécologie. Il travaille avec sa maman sur une ferme maraîchère depuis cinq ans et se plaint amèrement de gagner si peu d’argent, d’être « assisté » financièrement par sa compagne. Son revenu s’élève, d’après sa comptabilité, à seulement 8 €/heure, quand il a payé ses impôts et ses cotisations sociales. Son métier est très pénible, et ce « misérable salaire » (sic) ne le récompense guère de ses efforts et de tout le cœur qu’il met à produire des légumes de haute qualité, vendus en circuit court.

Nous vivons dans un drôle de monde… Le mérite et la valeur d’un individu, féminin ou masculin, se mesurent à l’aune de ses gains financiers. Petit salaire = personne insignifiante ; gros salaire = personne remarquable. La société capitaliste impose et conforte cette vision très réductrice de l’estime de soi et des autres : cet axiome fait des ravages dans les rangs des jeunes de vingt ans, lesquels ciblent en premier les jobs bien rémunérés, quitte à s’y emm(…) jusqu’au burn-out, jusqu’au bore-out… Si on ne gagne rien, on ne vaut rien. Celui qui n’a pas de sous, est vilain partout.

« 8 €/heure ? Ce n’est pas mal du tout ! », ai-je rétorqué à ce sympathique jeune homme ! Il a cru que je me moquais de lui. Je lui ai alors raconté notre parcours, à mon épouse et moi. Début des années 1980, nous sommes partis de rien, d’une page blanche comme neige, d’une ferme vide qu’il a fallu équiper, remplir, faire tourner. Nous ne savions pas que c’était impossible, alors nous l’avons fait. L’époque ne valait guère mieux que les années 2020, fort chahutée politiquement et économiquement. Ce fut la décennie des quotas laitiers, de la brucellose et de la montée écrasante de l’ultra-libéralisme dans le monde, -Thatcher, Reagan & toute la clique –, des « pouvoirs spéciaux » en Belgique -Martens, Gol & Cie-. Disons qu’il nous a fallu être très motivés et fort optimistes, inconscients voire téméraires, pour nous plonger dans la mêlée et y surnager… Le taux d’emprunt dépassait allègrement les 10 %, et nous avons dû faire patte blanche pour obtenir notre prêt. Assez curieusement, on se foutait de gagner de l’argent ; on cherchait simplement à équilibrer notre budget, pour pouvoir continuer à exercer notre passion. À la limite, on aurait payé pour rester dans l’agriculture !

Lors des dix premières années, notre salaire ne dépassa guère les 1 ou 2 €/heure ; nous étions déjà bien contents de payer toutes nos factures, de nous débrouiller seuls ! Puis les choses se sont améliorées : notre exploitation a atteint une taille optimale et pris son allure de croisière, comme si une bonne étoile veillait sur nous et nous récompensait de notre travail de fourmi. Ensuite, durant le reste de notre carrière, nous avons gagné environ 5 €/heure, avec les félicitations de notre comptable de gestion agricole, qui nous situait sans ironie, chiffres à l’appui, parmi «  les fermes les plus rentables de notre catégorie ». Quel blagueur, celui-là !

Avec 8 €/heure, mon jeune maraîcher s’en sort dès lors de manière tout à fait honorable dans le contexte des revenus agricoles actuels, et je suis sincère ! Il brûle ses vingt ans au feu d’une passion épanouissante, lumineuse et chaleureuse : n’est-ce point là le principal ? L’argent n’est pas tout, heureusement, et privilégier le rendement financier au détriment de son âme est un péché -capital !- qui noie le bel enthousiasme des jeunes gens et les dévoie vers des existences vouées aux déceptions, aux éternels regrets d’avoir trahi la personne que nous étions à vingt ans.

« Car le temps de l’amour, c’est long et c’est court. Ça dure toujours, on s’en souvient… »

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