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Monopoly

Vais-je en parler ? Vais-je encore radoter sur ce sujet maintes fois évoqué dans les colonnes du Sillon Belge ? M’en tiendrez-vous rigueur, excédés par un thème qui retourne chez d’aucuns le couteau dans un ulcère douloureux, chaque fois qu’il est évoqué ? Mille excuses, mais le renchérissement exponentiel des terres agricoles mérite un article, mille articles de presse, tant le sujet nous touche au plus profond de notre cœur paysan ! Nous sommes précipités au centre d’un jeu mortel de Monopoly, lequel consiste à nous ruiner par des opérations immobilières, au gré des coups de dés qui font et défont les fortunes.

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Est-ce un bien, est-ce un mal ? En quelques décennies, les prix de vente et les loyers des parcelles agricoles ont bondi de manière ahurissante, multipliés par deux, par trois, par quatre ! On pourrait se réjouir, et se dire que nos quelques hectares de prairies ou de terres labourables représentent maintenant un bon petit bas de laine, une rente qui sera bien utile dans nos vieux jours, quand il faudra se résigner à rejoindre une maison de repos. À leur tour, rétines et pupilles, nos héritiers ont les yeux qui brillent, quand ils prennent connaissance des résultats des ventes publiques, ou lorsqu’ils lisent les annonces notariales où sont renseignés les « tarifs » en vigueur.

Les Communes, CPAS, fabriques d’église, Intercommunales…, se frottent les mains de voir prospérer le marché des terres agricoles, et la tentation est grande pour eux de « monnayer » les terres de communauté, de vendre les bijoux de famille agricoles et les convertir en liquidités ! Les temps sont durs pour tout le monde, argumentent nos élus locaux, et ces parcelles communales seront bien plus rentables une fois converties en bel et bon argent qui servira à construire des crèches, des écoles, des centres sportifs, etc ! De leur côté, les banques aussi se réjouissent devant cette hausse continue, et acceptent sans crainte de prêter des sommes colossales aux fermiers propriétaires, sachant que le gros potentiel financier des terres en propriété jouera un rôle d’amortisseur, si l’emprunteur tombe en faillite.

Propriétaires, héritiers et banquiers peuvent jubiler devant l’inflation délirante. Mais le « bonheur » des uns fait le malheur des autres, c’est inévitable… À l’inverse en effet, les agriculteurs en place sont beaucoup moins heureux, et ceux en devenir sont absolument catastrophés de voir se dresser, entre eux et leur rêve, une montagne de fric infranchissable ! Il est devenu impossible, pas du tout rentable, d’acheter la moindre prairie, le plus petit champ. Difficile également, à moins d’y mettre un prix délirant, de trouver des terres en location précaire, pour un an ou deux. Obtenir un bail à ferme ? Il faut oublier, la plupart du temps ! Les sociétés de gestion agricole font main basse sur tout ce qui se libère, et les propriétaires leur confient leurs biens pour garder ceux-ci libres de tout bail, prêts à être vendus sans contrainte à tout moment.

La terre agricole est devenue trop attractive, et les joueurs de « Monopoly » se jettent dessus comme nous autrefois sur « Bruxelles, Rue Neuve », « Verviers, Place Verte », sur les Gares, sur « Spa, Place de Monopole », etc. Et tant pis, -ou tant mieux ?- si les agriculteurs perdent leur bien le plus cher, leur espace vital hérité de leurs parents, de leurs aïeux… Jusque voici vingt ans environ, les terres se vendaient entre fermiers d’un même village, avec des arrangements tacites, pour que chacun reste dans son coin et ne vienne pas empiéter sur le « territoire » de son voisin. Bien entendu, certains étaient plus gourmands que d’autres, et faisaient grimper le prix d’une parcelle, pour le besoin compulsif de posséder, de dominer ; par jalousie ou ressentiment ; par orgueil ou pour le plaisir de nuire. Des disputes survenaient, des haines paysannes naissaient entre familles, au sein de fratries, parce que chaque protagoniste jugeait que ce champ-là précisément lui revenait de droit. Mais d’une manière générale, ces péripéties ne tiraient pas le prix moyen des terrains vers le haut.

Le marché des terres se déroulait dans un entre-soi villageois, et les valeurs marchandes égalaient plus ou moins les valeurs d’usage. Puis tout a explosé -boum !- au cours des vingt dernières années, quand les spéculateurs de tous poils ont jeté leur dévolu sur nos champs, nos prairies… Les richissimes Grands-Ducaux, à l’étroit chez eux, ont investi l’Ardenne belge qui borde leur petit pays. Des Albert Frère, des Jef Colruyt, des gens très riches se sont dit qu’il serait bon pour eux de diversifier et de sécuriser leurs placements. De 5.000 €/hectare en 1995, on est passé à plus de 20.000 €/ha en pauvre Ardenne en moins de trente ans. Sidérant, aberrant, ahurissant… : les mots me manquent pour qualifier ce phénomène ! En France, les prix sont bien moins élevés : de 4.850 € à 5.270 €/ha en Bretagne, de 7.260 € à 10.000 €/ha en Normandie, 2.400 €/ha dans le Jura, 2.640 €/ha dans la Creuse, 2.510 €/ha en Haute-Saône, 3.480 €/ha en Haute-Marne, etc.

C’est à n’y rien comprendre. Ou plutôt, si ! Les Français ont mis en place le système des SAFER (Sociétés d’Aménagement Foncier et d’Établissement Rural), qui protègent les campagnes des joueurs de Monopoly et régulent les investissements, lesquels doivent répondre à l’intérêt général et entrer en cohérence avec les politiques locales. Mais en Belgique, rien de tout cela ! Libéralisme et capitalisme règnent en maîtres ! Nos dirigeants de droite murmurent à l’oreille des riches ; ceux de gauche se fichent comme d’une guigne des agriculteurs et de leurs problèmes. Au Monopoly, tout le monde est perdant, au final. Le gagnant se retrouve tout seul à la fin, tout seul comme un c(…).

Chez nous, le prix des terres s’envole -j’achète, j’achète à tout prix… –, et personne ne dit : « J’achète un hôtel rue de la Paix ; j’achète un château en Espagne, j’achète un monde où tout le monde gagne »…

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