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Le temps d’après

Tic-tac, et tic, et tac… Sourde et obstinée, la chanson du temps résonne sans faiblir à nos oreilles depuis notre naissance. Engagés dans la fuite des jours, nous ne lui prêtons guère attention, sauf lors de certains évènements de notre vie : un anniversaire, un décès, un départ… et lors du passage à l’An Neuf ! On se dit alors : « Mince alors : déjà 2025 ! ».

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Tic-tac, et tic, et tac : le temps se rappelle à notre bon souvenir, et nous constatons incrédules que nous avons gaspillé une année de plus à nous agiter bêtement, à nous tracasser inutilement pour de petites choses, à nous disperser dans mille activités destinées le plus souvent à « tuer le temps ». Celui-ci gagne toujours, et finira un jour ou l’autre par nous tuer, soyez-en sûrs ! Mais d’autres viendront qui nous remplaceront, en mieux sans doute, c’est tout ce qu’on leur souhaite !

Déjà 2025 ! Une année toute neuve s’offre à nous. Elle nous surprendra, nous émerveillera, nous décevra, nous consternera ? Qui sait ? Les paris sont ouverts… Fort probablement, elle sera semblable à celle qui vient de s’achever, avec quelques nuances de rose et de gris évidemment, sinon ce ne serait guère emballant de voir défiler chaque année le même scénario ! Le « temps d’avant » nous a régalés de ses habituelles et cruelles facéties : son grand-guignol médiatique permanent, ses catastrophes naturelles, ses destructions de l’environnement, ses guerres désastreuses, ses multiples scandales, ses gaspillages et ses excès, ses joies et ses peines, ses miracles et ses malheurs. Rien que du très convenu !

Comment sera le « temps d’après », celui de 2025 ? Va-t-il réellement nous changer du « temps d’avant » ? Va-t-il guérir les plaies de celui-ci, ou au contraire en infliger de nouvelles ? Tic-tac, et tic, et tac : le temps vient à bout de tout, des belles et des vilaines choses. Verra-t-on la fin de la guerre en Ukraine, des abominations en Israël et ailleurs dans le monde ? Prendra-t-on enfin le défi climatique à bras-le-corps ? Les recherches médicales vont-elles avancer de manière déterminante ? La Belgique aura-t-elle un gouvernement fédéral avent la Chandeleur ? La FCO ou d’autres épidémies vont-elles décimer à nouveau nos troupeaux en cette année bénie qui nous attend ?

Je stoppe ici ma litanie de questions, car le « temps d’après » est sans limite. Inutile de se donner de faux espoirs, ni de se lamenter, ni de se réjouir… 2025 nous offrira des cadeaux et nous fera des crocs-en-jambe. Les cinquante dernières années ont été plutôt rock and roll : l’inattendu est devenu la norme, l’inimaginable le concevable. Dès lors, pourquoi s’en faire ? N’est-il pas davantage confortable d’attendre et d’observer, « wait and see » disent les flegmatiques Anglais ?

Bien à l’abri dans nos exploitations agricoles, nous pouvons nous payer le luxe inouï de regarder en spectateur la marche du monde, réfugiés dans notre univers familier. Le temps -tic-tac, et tic, et tac- s’écoule chez nous au rythme des saisons, des tâches à accomplir, des routines à satisfaire. Pour qui ? Pourquoi ? La société autour de nous ne raisonne qu’en termes de profit, de rentabilité, de compétitivité. On éduque nos enfants à l’école agricole, on nous lave le cerveau pour faire de nous des machines efficaces, performantes. On nous apprend à produire, plus du tout à vivre, et encore moins à rêver…

Selon les critères agronomiques scientifiques, une « bonne » année qui se respecte devra donc nous apporter de belles récoltes, de gros rendements, une bonne santé dans les cheptels, des prix de vente affriolants et au final de beaux bénéfices… La valeur d’une année à la ferme se mesure beaucoup trop à l’aune du bilan financier. Le côté magique de notre métier est très peu évoqué par tous ces gens qui parlent de nous, ou alors pour se moquer, nous folkloriser, faire de nous une marque déposée sur un produit alimentaire.

Tic-tac, et tic, et tac. «  Le temps, c’est de l’argent » , psalmodie notre époque. Le temps agricole rapporte très peu d’euros à ceux qui le pratiquent. À quoi bon chercher l’épanouissement dans cette direction ? La vérité est ailleurs, de toute évidence, mais l’agriculture d’aujourd’hui est engoncée dans ce costume de robot programmé, et laisse peu de place au côté magique, spirituel, profondément humain de notre profession. Écrasés par le rouleau compresseur du capitalisme, pris au piège des normes et de la technocratie, englués dans la numérisation et les formalités administratives, les agriculteurs prennent très peu le temps -et tic, et tac, et tic, et tac- de rêver, de partager, de s’émerveiller.

Les gens ne voient plus guère en nous des poètes, quand ils observent les fermiers lors des manifestations, lorsqu’ils entendent nos représentants s’exprimer à la télé, quand ils nous voient travailler les terres sur des engins puissants, lorsqu’on leur montre les élevages industriels. Une caricature matérialiste, utilitariste, est copiée-collée sur notre image. C’est triste ! Tic-tac, et tic, et tac : le temps nous a mangés gloutonnement, sans nous laisser une seule miette d’insouciance, de plaisir innocent. Que de temps perdu à vouloir gagner du temps !

Le temps d’avant a fait son temps. En agriculture d’aujourd’hui, le temps d’après est sans apprêt : brut et monolithique, froid et technique, impitoyable et cynique. Tel est son paradigme ! Mais libre à nous de changer tout ça en 2025, de prendre le temps -tic-tac, et tic, et tac- de rendre du temps au temps d’avant…

Meilleurs vœux à toutes et à tous !

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