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L’Offensive des Ardennes, l’année d’après: récit d’une enfant de la guerre

Voici 77 ans, l’Offensive des Ardennes fit plus de 2.500 victimes civiles. Gisèle, une survivante qui nous avait déjà confié une partie de son histoire début 2020, nous offre la suite de son témoignage…

Temps de lecture : 21 min

À la recherche du paradis perdu

Noël 1944. La peur est blanche, elle est glaçante. La mort est rouge, elle est brûlante… J’avais sept ans, ange innocent chassé de mon paradis calciné sous les nuées infernales de la Bataille des Ardennes. Maman, Papa, mes frères et sœurs, mes animaux et ma vache préférée, tous ceux que j’aimais avaient disparu dans un déchaînement de violence inimaginable. Où étaient-ils ? Où avais-je moi-même échoué ?

Esch-sur-Alzette. 27 décembre 1944

Les dames en blanc

Assise dans mon lit-cage, les yeux brûlants, je contemplais hébétée les barreaux de ma minuscule prison. Une robe de nuit bien trop grande s’entortillait autour de moi, rêche et poisseuse. Une soif intense griffait ma gorge et mon palais ; un essaim de guêpes vrombissait dans mes oreilles ; ma bouche et mon nez semblaient soudés par une croûte de morve et de sang séchés. Je peinais à respirer. Une armée de fourmis invisibles avait investi mon visage et mon corps, constellés de mille écorchures, tandis qu’une douleur lancinante pulsait dans mon pied droit, emmailloté dans une monstrueuse botte rouge de pansements ensanglantés. Dans quel univers de cauchemar avais-je été précipitée ? Ma tête était au supplice ; je la balançais de droite à gauche et faisais « non », « non », « non ». Je n’avais rien à faire ici… Des vagissements de bébé franchissaient avec peine mes lèvres collées, et j’appelais sans fin : « Maman », « Maman »…

De mes poings fermés, je frottai mes yeux baignés de larmes. Les rayons blafards des premières lueurs de l’aube éclairaient d’un jour triste trois rangées de petits lits, semblables au mien, alignés au cordeau dans une vaste salle aux hautes fenêtres. En face de moi, un grand Jésus effrayant aux bras très maigres était cloué sur sa croix, le front cerné d’une large couronne aux épines acérées. Sur une estrade dormait un fantôme blanc, sa chevelure sombre plongée dans ses coudes pliés sur une table. Dans les lits voisins, des petites formes allongées commençaient à s’agiter, réveillées sans doute par mes pleurs. La dame en blanc leva soudain la tête et s’ébroua en baillant. En quelques gestes rapides, elle lissa son uniforme et ajusta son drôle de calot, puis se glissa vers moi, le doigt posé sur ses lèvres : « Chuutt ! Tu vas réveiller les autres. Ne pleure plus, ici tu ne crains rien. Nous allons te soigner ».

Les mots me parvenaient assourdis, ouatés, noyés dans un brouillard épais ; je voyais les lèvres remuer et peinais à comprendre. La main de la jeune femme sur mon front était sèche et glacée, mais son regard lumineux rayonnait de chaleur humaine. Je ne l’oublierai jamais… Elle décrocha une barrière sur le côté du lit, puis m’emporta avec douceur vers une pièce attenante, chauffée par un gros fourneau encombré d’immenses casseroles. D’autres personnes s’affairaient autour d’une table recouverte d’une sorte de grande serviette, destinée à m’accueillir pour me laver et changer mes pansements. J’essayais de pleurer sans faire de bruit pour ne pas fâcher ces visages affairés, et les voir sourire comme Maman. Une eau tiède coulait sur moi, et tout sentait mauvais, une odeur de savon noir et de teinture d’iode mélangés, comme celle que Papa appliquait sur les plaies des animaux et sur nos écorchures, en cent fois pire ! Des sensations de brûlures couraient sur mon corps et je me tortillais par pur réflexe, afin d’échapper à cette torture impitoyable. Les infirmières échangeaient entre elles des commentaires laconiques, dont je saisissais quelques bribes : « Elle est commotionnée, en état de choc, pauvre gamine ! Et couverte de plaies. Ses oreilles et son nez ont saigné. », « Au moins, celle-ci n’a pas de gale, ni des poux. On lui tond tout de même la tête ? », « Attention à son pied ! J’appelle le chirurgien pour voir s’il va l’amputer. », « Taisez-vous donc ! Elle comprend tout ce que vous dites. Vous lui faites peur. ».

De nombreuses mains s’étaient plaquées sur moi, pour m’empêcher de gigoter tandis qu’elles défaisaient le pansement de mon pied. Une douleur atroce me monta des orteils jusqu’à la hanche, et d’un coup tout devint sombre autour de moi. Je flottais à nouveau hors de mon corps et courais dans une neige tachée de rouge avec mes frères et sœurs, poursuivis par une nuée d’avions-frelons ornés d’étoiles blanches. Je ne pouvais suivre les autres à cause de mon pied douloureux, et eux disparaissaient dans le brouillard en m’appelant : « Gîss’, Gîss’, dépêche-toi ! ».

Pauvre Jésus !

« Gisèle ! Gisèle ! Réveille-toi ! C’est fini. Tu es propre comme un sou neuf. On ne va pas t’amputer, et les oiseaux qui sifflent dans ta tête vont s’envoler. Bientôt tu retourneras en Belgique ! »

Penchée au-dessus de mon lit-cage, la gentille infirmière aux yeux doux me souriait gentiment en parlant lentement. « On m’appelle Gîss’ ! », lui dis-je. «  Papa et Maman vont-ils bientôt venir me chercher ? ». Une ombre de tristesse voila son regard ; elle fit semblant de n’avoir rien entendu, comme font les grandes personnes quand une question les dérange, en évitant de croiser mon regard tandis qu’elle me bordait. Elle posa à nouveau un doigt sur ses lèvres puis s’éloigna, me laissant seule avec mes interrogations. C’était là bien le pire : ne pas savoir ! Les idées s’entrechoquaient dans ma pauvre tête, toute embrumée d’un mauvais sommeil peuplé de cris perçants. J’avais à peine conscience de ma propre personne, l’esprit lové dans son cocon d’innocence, recroquevillé sur lui-même comme un bébé chevreuil qui attend le retour de sa mère sans oser bouger. Rien jusque-là, dans ma courte existence, ne m’avait préparée à une telle tragédie. Ce qui m’était arrivé ne pouvait être vrai ; je n’avais rien à faire ici !

Me remémorer ces journées pénibles dans cette salle d’hôpital me plonge à chaque fois dans une profonde perplexité. Mes souvenirs sont confus. J’aurais dû être apeurée, folle d’inquiétude pour ma famille disparue par un coup de baguette tragique, mais mon éducation catholique ardennaise m’emprisonnait dans l’acceptation, et refrénait la moindre révolte. En toute occasion, il fallait être sage et se taire, obéir aux adultes et se soumettre sans condition à leurs décisions, jouer à fond mon rôle d’enfant, rester souriante et dire merci malgré les souffrances qu’on m’infligeait pour me soigner. Je devais prier, car selon Maman, la prière est le meilleur dérivatif pour oublier ses misères. Hélas, le pauvre Christ pendu devant mes yeux sur sa croix, efflanqué et mordu de partout par la bêtise humaine, avait peu de chance de m’inspirer. Il me rappelait trop mes propres malheurs. J’aurais préféré un gentil bébé Jésus dans sa crèche, entre l’âne et le bœuf, mais la guerre m’avait précipitée brutalement de la Nativité vers la Crucifixion, de Bethléem au Golgotha, du paradis à l’enfer. Je priai donc mon ange gardien, seul ami à mon écoute en ces moments de solitude extrême.

Arlon. Janvier 1945

Chemins de croix

Peu après le Nouvel An, une ambulance de l’armée m’emmena vers l’établissement des Frères Maristes, situé à Arlon : une école catholique reconvertie en hôpital et parsemée d’autres crucifix, pendus par dizaines dans toutes les salles et les corridors… On m’installa en compagnie d’autres enfants, sous les toits. Mon état général s’était amélioré : je respirais mieux et les moineaux dans mes oreilles pépiaient un peu moins fort, mais mon pied droit me faisait toujours souffrir le martyre. Je croyais mourir à chaque fois qu’on changeait le pansement, et le médecin dut se résigner à m’opérer pour nettoyer l’horrible et large plaie, enlever les chairs mortes et les petits os broyés qui refusaient de cicatriser. Endormie au chloroforme, le plus nauséeux des réveils m’attendait : cœur au bord des lèvres et horrible goût de bile en bouche. J’avais perdu un orteil, mais gardé mon pied, et celui-ci entama une longue cicatrisation. Je ne pouvais en aucun cas m’appuyer sur lui d’une quelconque façon, et je sautillais en douceur à cloche-pied, en m’accrochant à tout ce qui m’offrait une prise, y compris au tablier des infirmières. De jour en jour, de nuit en nuit, la souffrance se faisait plus supportable, et sa morsure me réveillait moins souvent en sursaut quand je me cognais en dormant.

Les heures et les journées s’écoulaient lentement, et pas une minute ne passait sans que je pense à mes parents, à ma famille, à ma maison. Je voulais savoir, et je posais sans cesse des questions aux soignants, lesquelles me valaient tantôt des réprimandes, tantôt de vagues réponses dont je devais m’accommoder. Bribe après bribe, j’appris ainsi que j’avais été recueillie par une ambulance de l’armée américaine à Honville, à deux kilomètres de chez nous, puis transportée avec d’autres civils blessés vers un poste médical à cinquante kilomètres du front, à Esch-sur-Alzette au Grand-Duché de Luxembourg. J’avais eu beaucoup de « chance » puisque je n’étais que blessée au pied, tandis que beaucoup d’autres avaient été tués ou ne marcheraient plus jamais, même en claudiquant. Personne hélas ne pouvait -ou ne voulait ?- me dire ce que ma famille était devenue. D’autres enfants perdus comme moi attendaient des nouvelles de leurs proches. C’était impossible, puisque la guerre faisait toujours rage en Ardenne durant ce mois de janvier 1945. Les villages sinistrés autour de Bastogne avaient été vidés entièrement de leurs habitants, et ceux-ci s’étaient réfugiés dans des zones moins exposées, dispersés aux quatre vents dans des lieux d’accueil improvisés. Quand je vois aujourd’hui les personnes déplacées en Syrie ou au Pakistan, les migrants au Pas-de-Calais, j’ai le cœur serré et comprends les misères de tous ces gens, car nous autres Ardennais du plateau de Bastogne, avons connu le même sort lors de la grande bataille, en plein hiver.

Monsieur André

De semaine en semaine, les jours s’allongeaient, et le soleil égayait quelquefois les mornes heures passées à attendre et espérer. Je priais souvent mon ange gardien, mais il semblait m’avoir oubliée… J’insistai tant et tant, qu’un beau jour il se matérialisa devant moi, sous les traits d’un gentil visiteur de clinique, tout disposé à m’écouter et consacrer du temps à me consoler ! Il s’appelait Monsieur André et vint sauver ma vie de l’ennui le plus total. Il prenait le temps de m’écouter et supportait mes bavardages incessants : je devais me rattraper, moi qui n’avais plus parlé depuis des semaines ! Je lui racontai ma folle équipée, enfin ce dont je me rappelais… Il me promit de se renseigner, et ô joie, me transporta un jour sur son dos -je ne pouvais pas marcher sur mon pied –, dans un dédale de couloirs pour aller voir… mon Papa ! Blessé gravement au genou, évacué en ambulance, il avait abouti comme moi dans l’école-hôpital des Frères Maristes. Il ne pouvait pas bouger, et se demandait lui aussi ce qu’était devenue sa famille. Inutile de vous décrire ma joie… Vous devinez à quel point j’étais soulagée d’avoir retrouvé Papa ! Hélas, il parlait très peu, et semblait fort amoindri, abattu et découragé. Je compris à demi-mot qu’il s’en voulait d’être resté à Sainlez, au lieu de nous emmener au loin. J’étais à la fois heureuse et triste de l’avoir retrouvé, et ces sentiments doux-amers, détestables araignées, tissaient de grandes toiles grises dans ma tête…

Bien entendu, je ne pouvais rester près de lui, dans cette chambrée occupée par des hommes. Je rejoignis donc mon dortoir sous les toits, près des autres enfants. Régulièrement, j’allais lui rendre de courtes visites avec Monsieur André. Celui-ci venait de temps à autre s’occuper de moi. Il entreprit de m’enseigner le catéchisme, car je devais, au cours de cette année-là, célébrer ma première communion, étape importante dans la vie d’un chrétien catholique. Je pus recevoir l’eucharistie, avec en cadeau un petit catéchiste que j’ai conservé depuis lors ! Ce livret minuscule me rappelle ces semaines hors du temps, vécues comme un interminable sommeil peuplé de rêveries nostalgiques et de cauchemars.

Mars arriva au terme d’une attente infinie, avec lui la douceur et comme un air de printemps qui mettait le cœur en joie et dissipait la morosité. Un après-midi, Monsieur André me proposa de sortir prendre l’air, car il me trouvait « pâlichonne ». Je me juchai sur son dos, à « baricoucou », mes bras accrochés à son cou et mes jambes au creux de ses avant-bras. Impossible pour moi de marcher plus de quelques mètres ! Nous partîmes ainsi nous promener dans la petite ville d’Arlon, arpenter ses ruelles pavées aux maisons serrées les unes contre les autres. Le soleil encore bas jetait des ombres démesurées sur les trottoirs et jouait à cache-cache entre les toits. Je ne perdais pas une miette du spectacle des alentours, émerveillée de me retrouver au-dehors et de respirer un air pur, débarrassé des odeurs de teinture d’iode et d’eau de javel, de tous ces miasmes des personnes alitées.

Soudain, de l’autre côté de la rue, j’aperçus une silhouette à la démarche familière et me mis à crier : « Aline ! Aline ! C’est moi, Gîss'». Ma sœur aînée, âgée de vingt ans, s’éloignait déjà dans l’autre sens, accompagnée de son amie Marie-Louise. J’hurlai à pleins poumons, et les deux jeunes filles se retournèrent d’un bloc, effarées de me voir sur le dos d’un parfait inconnu ! « On pensait que tu étais morte et disparue ! Et Papa aussi. ». Elles n’en croyaient pas leurs yeux et me palpèrent comme si j’étais un fantôme, un spectre revenu d’entre les morts. Je rassurai Aline : « Papa aussi est vivant ! Et les autres ? Vous êtes où ? » . Cette rencontre absolument incroyable tenait du miracle ! Le Destin semblait jouer avec moi comme un chat avec une souris. Il m’avait lancée en l’air, mordillée sur tout mon corps et griffée atrocement au pied ; il m’avait enfermée dans un hôpital, et aujourd’hui, ma grande sœur, ma marraine, apparaissait comme par magie dans une rue d’Arlon !

L’Offensive des Ardennes, priva Gisèle de deux sœurs et un frère, tués par une roquette américaine ou un obus allemand.
L’Offensive des Ardennes, priva Gisèle de deux sœurs et un frère, tués par une roquette américaine ou un obus allemand.

Aline aussi était stupéfaite, et ne savait trop s’il lui fallait rire ou pleurer. Elle me raconta l’odyssée du reste de la famille dans un flot rapide de paroles saccadées. Nos deux sœurs et notre frère, tués par une roquette américaine ou un obus allemand, avaient été placés dans un seul cercueil, et enterrés le 12 février au cimetière de Sainlez. Le village en ruine était resté vide de la plupart de ses habitants durant deux mois. Aline, Maman et les autres logeaient chez des gens à Parrette, un petit village près de Martelange, mais ils allaient bientôt retourner chez nous. Les nouvelles se carambolaient hors de sa bouche en une logorrhée stridente qui traversait ma pauvre tête comme un ouragan. Mais j’étais infiniment soulagée de la voir devant moi, bien vivante et en bonne santé. J’allais revoir Maman, Denise, Marie, le bébé Anne-Marie et mes grands frères Alphonse et Victor. Les griffes du Destin m’avaient laissée m’échapper ; hélas, elles avaient gardé les pauvres Josée, Marcel et Ghislaine…

Sainlez. Printemps-été 1945

Enfants de la guerre

Il me tardait maintenant de retrouver mon univers et de rejoindre Sainlez, notre maison, nos animaux… Sotte que j’étais ! Je croyais naïvement que tout recommencerait comme avant, et quand je revis mon village quelques semaines plus tard, mon petit cœur manqua de s’arrêter de battre, à la vue des maisons éventrées, réduites à d’affreux murs noircis hérissés de squelettes de charpentes. Il flottait dans les rues une odeur indéfinissable, comme si on avait tué des dizaines de cochons et brûlé leurs soies : mélange de paille calcinée, de poils roussis, de vieille suie froide. Partout traînaient encore des gravats, des bouts de ferraille, des morceaux de bois. Les animaux avaient été enterrés dans des trous d’obus, en compagnie parfois de soldats allemands. Toutes sortes d’histoires épouvantables circulaient sur ces cadavres ennemis, oubliés dans les champs et les forêts, entamés par les sangliers, détroussés de leur bague, de leurs bottes, de leurs maigres avoirs. L’enfer des combats avait cédé la place pour eux à un purgatoire d’expiation, qui ne valait guère mieux…

Nous autres enfants de la guerre, avons vu et entendu des choses stupéfiantes, inavouables, impossibles à raconter. Plus rien ne nous surprenait, à force de tomber sur des vestiges. Il ne fallait surtout pas toucher aux armes ou à tout ce qui ressemblait à des explosifs : grenades, obus ou roquettes non explosés, caisses de munitions… Il en traînait partout ! Les retrouver devenait un jeu pour certains, lesquels s’enhardissaient et ne voyaient plus le danger, à force de côtoyer ces engins de mort. Trop d’enfants et de jeunes gens ont ainsi péri, d’avoir joué avec le feu de la guerre…

Pour l’heure -devrais-je en être honteuse ? –, j’étais heureuse de vivre à nouveau avec Maman, Papa et mes frères et sœurs, malgré les deuils et la destruction de notre habitation. Les familles avaient été regroupées dans des maisons rendues plus ou moins habitables, dans des hangars et des étables réaménagées. Nous avions été installés dans la parenté de Maman. Nous étions trop nombreux dans de petites pièces, et devions endurer une promiscuité fort éprouvante. À plus d’une reprise, nous fûmes qualifiés d’« envahisseurs » ! Ces parents parlaient rudement à Maman, et nous devions filer doux, satisfaire leurs moindres désirs, et surtout les remercier, les remercier sans fin comme si la solidarité engendrait une dette qu’il nous faudrait acquitter durant le reste de nos jours. Papa et Maman courbaient l’échine sans rien dire, victimes punies injustement, et dont la pénitence s’éternisait sans faiblir…

Sous les cendres

Papa et Maman étaient très gentils avec nous, et nous encourageaient à reprendre notre vie d’enfants, à jouer, rire et chanter comme avant. Ce n’était pas le cas dans toutes les familles sinistrées. Certaines respectaient un deuil intransigeant, où toute expression de joie était bannie en respect pour les défunts, comme si les enfants épargnés étaient coupables d’avoir échappé à la mort. Maman ne nous a jamais culpabilisés ou rendus malheureux pour la perte de notre frère et nos deux sœurs. Elle a gardé tout pour elle, le reste de son existence. Nous avons repris nos jeux innocents, dans les ruines du village et aux alentours. Je me rappelle ainsi avoir découvert au mois de juin des tritons au ventre orange dans un bac du lavoir démoli par une bombe, une portée de chatons sous une porte dans une grange dévastée. Je « traînais la patte », disaient les autres, mais je me débrouillais plutôt bien pour les suivre et m’acquitter des tâches quotidiennes.

Nous passions beaucoup de temps à fouiller les décombres de notre pauvre maison incendiée, et revenions noirs comme des ramoneurs, au grand dam de nos hôtes qui fulminaient en marmonnant contre les « envahisseurs ». Nous avions ainsi retrouvé, entre les meubles calcinés, notre cuisinière à bois, le cabouloir, des ustensiles de cuisine : cuillères, fourchettes, assiettes, casseroles… qu’il fallut ensuite récurer à grandes eaux. De leur côté, les garçons dégageaient les machines agricoles qui n’avaient pas brûlé : herses, charrue, seaux, rouleau en fonte… Quant à la batteuse, la lieuse, les chariots… : quelle misère ! Les fourches, pelles, bêches, râteaux, n’avaient plus de manches, mais ce n’étaient pas les noisetiers qui manquaient dans les lisières des bois pour en confectionner des nouveaux ! Les chevaux, hélas, avaient tous disparu au village : comment labourer les champs, planter des pommes de terre, des légumes, des céréales pour nous nourrir ? Il restait quelques vaches et de rares génisses, et celles-ci furent attelées vaille que vaille. La vie reprenait peu à peu, et nous n’avions pas le temps de nous apitoyer sur notre sort.

Le 8 mai 1945, l’Allemagne capitula : la guerre était finie ! Pas pour nous… Elle semblait à peine commencer, tant la reconstruction s’annonçait interminable et pénible. Les dons commencèrent à affluer pour les villages dévastés. « Affluer » est un grand mot, en ce qui nous concerne. Notre commune reçut en juin-juillet des vêtements destinés aux gens qui avaient tout perdu. Ils étaient disponibles au presbytère, avec toutes sortes de denrées, du savon, des produits d’hygiène. Mais nous passions « en dernier », selon Maman, car les initiés se précipitaient au plus vite pour faire leur choix dès l’arrivée du camion. Papa était toujours immobilisé par sa blessure au genou, notre chef de famille, et nous manquions de poids pour réclamer quoi que ce soit. Le parent chez qui nous logions, aurait dû nous représenter mais il songeait en premier à sa famille. Héberger les « envahisseurs » constituait déjà, selon lui, un acte extraordinaire et exceptionnel de charité qui forçait l’admiration et la gratitude…

En juin 1945, le Comité à la Reconstruction proposa un logement en préfabriqué aux familles sans abri.
En juin 1945, le Comité à la Reconstruction proposa un logement en préfabriqué aux familles sans abri.

Enfin chez nous !

En juin 1945, le Comité à la Reconstruction proposa un logement en préfabriqué aux familles sans abri. Ô joie, on nous érigea durant l’été un baraquement, dans la prairie attenante à notre ferme. Nous allions retrouver un véritable « chez nous ». Il s’agissait d’une sorte de petite maison en planches, coiffée d’un toit couvert de carton bitumé. En guise de carrelage, une mince chape de béton lissé ; pour nous chauffer et cuisiner, une grosse cheminée en briques qui servait pour deux pièces à vivre. Cela nous semblait un grand luxe, après avoir connu durant des mois, des endroits de fortune où dormir et loger. Le petit bâtiment était très mal isolé, mais nous avons supporté de bon cœur le froid intense en hiver, et la chaleur des jours de canicule en été, car nous étions enfin entre nous, et allions pouvoir nous atteler à reconstruire notre vie.

Comment survivre ? Il s’agissait bien ici de survie, de besoins élémentaires à satisfaire : manger, nous vêtir, nous loger, nous chauffer. Il aurait fallu du lait pour nous les enfants, mais nos quelques vaches avaient péri ou étaient disparues. Durant les mois de janvier et février, le village était resté vide, et des bandes de pillards ne s’étaient pas faits prier pour venir se servir. Les rares animaux survivants avaient trouvé d’autres propriétaires, étaient passés à la casserole ou garnissaient une autre étable, parfois dans un village voisin ! Ainsi, un cousin vint trouver Papa et lui dit : « Je crois que j’ai reconnu une de tes génisses dans la prairie d’Untel. » . Mes deux grands frères partirent aussitôt en repérage et revinrent avec une nouvelle ahurissante : « C’est Madelon, la bleue à tête blanche avec une lunette noire à l’oeil gauche ! ». Ils avaient réclamé l’animal à son nouveau « propriétaire », mais celui-ci les avait chassés comme des vauriens ! Il fallut prévenir les gendarmes, aller au tribunal, faire témoigner des voisins, pour récupérer notre Madelon, notre seule bête survivante !

Un sentiment d’injustice, de mauvais sort, écrasait nos parents. Ma sœur aînée était partie s’engager comme servante dans une famille fortunée, tandis que mes frères travaillaient dur pour cultiver nos champs et les remettre en état. Après le passage des tanks, les clôtures étaient brisées, enterrées dans la terre ; les relever n’était pas une sinécure… Toutes sortes d’engins dangereux, mines et roquettes, étaient disséminés un peu partout, et nous n’étions jamais certains de voir revenir entiers ceux qui partaient aux champs. Les hommes âgés encore valides se proposaient parfois pour labourer ou faucher, actions les plus dangereuses, car « ils avaient fait leur temps », et ce serait moins grave pour un « vieux » de mourir, que de sacrifier un jeune homme. Ils attelaient les chevaux (ou les vaches, les bœufs) avec de longs traits, loin de la charrue, afin que ces précieux animaux ne soient pas trop blessés par l’explosion d’une mine.

Noël 1945 : aube dorée

Drôle d’époque… Tout raconter prendrait des pages et des pages. Décembre 1945 arriva sur la pointe de ses pieds glacés. Durant ce mois-là, Maman fut plus triste qu’à l’accoutumée, mais évoqua très peu nos malheurs, survenus tout juste un an plus tôt. En fait, personne ne s’épanchait sur les « événements », comme on disait pudiquement chez nous. C’était un sujet tabou, et tout le monde voulait absolument tourner la page, garder son énergie pour revivre, et non la gaspiller en lamentations stériles. Ce comportement ambigu n’était sans doute pas le plus approprié. Il eut fallu sans doute que nos parents s’intéressassent davantage aux démarches administratives, afin d’obtenir les dommages de guerre auxquels nous avions droit. Il n’y avait aucune assistance, aucun suivi de la part de nos édiles communaux. Étaient-ils ignorants ? Trop peu instruits ? Attentifs surtout à leurs propres intérêts ? Détestable individualisme paysan ? Égoïsme de survie ? Les initiés, les débrouillards, les plus malins, obtinrent des pensions pour blessures de guerre, pour la perte d’enfants ou de parents. Chez nous, rien de tout cela. Aujourd’hui encore, les gens sont étonnés, voire sceptiques de m’entendre dire que nous n’avons jamais touché de pension. Apparemment, fin 1945, certains considéraient les sinistrés comme des « privilégiés » à qui on allait reconstruire une belle maison toute neuve, qui disposeraient d’une rente à vie et de toutes sortes d’avantages. Des rumeurs déplorables ternissaient ce dernier mois de l’année, déjà fort sombre sans y ajouter la noirceur d’une jalousie révoltante…

Les enfants se souciaient fort peu de ces problèmes d’adultes. Avec la neige étaient revenus les jeux de glisse. Nous descendions la rue centrale en pente sur des luges improvisées, le plus souvent des portes récupérées dans les ruines. Les blancs flocons tombés drus avaient recouvert celles-ci d’un vaste pansement immaculé qui dissimulait les blessures de guerre infligées à notre village. La messe de Minuit fut célébrée dans une église absolument glaciale, égayée de quelques cierges allumés, dans un recueillement de funérailles. De retour à notre « maison », je me jurai qu’on venait d’enterrer une année de malheurs, et que plus jamais mes terribles souvenirs ne me feraient souffrir. J’en parle aujourd’hui avec un certain détachement, -Dieu merci ! –, comme si tout cela était arrivé à une personne qui me serait étrangère.

Au matin de Noël, je sortis sans bruit de mon lit, tandis que mes sœurs dormaient. Une vague lumière rosée baignait la fenêtre de notre chambre. Les carreaux étaient couverts d’une épaisse couche de givre, et il était impossible de distinguer quoi que ce soit à l’extérieur. Mon existence ressemblait à ça. Je n’y voyais pas grand-chose et n’avais aucune perspective, si ce n’était cette lumière diffuse dont j’attendais tant… Je m’approchai et appuyai mes lèvres contre une vitre. Elles s’y collèrent instantanément et je commençai à souffler ma chaude haleine pour les détacher. Un petit rond dégagé en forme de cœur s’était dessiné, où je pus y glisser un regard. L’aube se levait au loin derrière ces mêmes bosquets où ma famille avait été massacrée l’année précédente. En ce jour de Noël ’45, tout était tranquille, assoupi, pacifié, sans soldats qui couraient dans la neige, ni chasseurs-bombardiers rugissant dans le ciel. Au-dessus des sapins, le soleil ne montrait qu’un demi-disque doré, sur le fond duquel je vis soudain quelques oiseaux prendre leur envol, dans cette paix retrouvée.

Étaient-ce les âmes apaisées de tous ceux qui avaient péri lors du terrible Noël ’44 ?

Témoignage recueilli par Marc Assin

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