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Cultivons notre jardin

« Tibitibib ! ». Message de Charlotte sur WhatsApp, mardi dernier. Elle nous envoie une photo de la manifestation agricole à Namur, et joint cette légende : « Bin voyons ! Le syndicat lève une armada de tracteurs contre le « plan anti-érosion », mais ne lèverait pas son petit doigt pour descendre dans la rue dénoncer nos pensions ridicules de conjointes-aidantes, et défendre notre « plan empli d’émotions » ! Les agricul.trices.tristes comptent moins que la perte de quelques ares. »(Sic)

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Oups ! Charlotte est en forme aujourd’hui ! Au 16e siècle, on l’aurait brûlée comme sorcière, de se rebeller ainsi contre les injustices faites aux femmes. Je la verrais bien fonder le MLF, Mouvement de Libération des Fermières, et gagner les élections l’an prochain, comme les « boerinnen » des Pays-Bas et le Mouvement Citoyen Paysan (Boer Burger Beweging) emmené par Caroline van der Plas. Nouveau « Tibitibib ! », suivi d’un autre presqu’aussitôt. Cette fois, elle envoie une photo de manifestation violente en France, contre le plan « retraite » de Macron, puis celle de ses trois petites-filles occupées à cueillir des jonquilles, des jumelles de 3 ans et leur sœur de 7 ans. « Chez Mamie Charlotte, on ne s’ennuie jamais ! En France non plus, ils ne s’embêtent pas ! », a-t-elle écrit. Depuis qu’elle est retraitée – « Sans droit à la pension ! » rappelle-t-elle –, notre terrible amie n’arrête pas de courir. Garder ses petits-enfants ; nourrir et traire sa chèvre « pour les deux petites qui ne digèrent pas le lait de vache » ; soigner les moutons, lapins, poules ; faire des ménages chez des vieilles gens pour les aider et gagner quelques euros – « Puisque, apparemment, je n’ai pas mérité d’avoir une pension ! »-, prendre des cours de Pilates pour soigner son dos, et surtout grattouiller dans ses parterres de fleurs et son potager, quand il fait bon !

Sa fille lui a acheté un smartphone, et depuis qu’elle utilise WhatsApp, Charlotte envoie de temps à autre des messages désopilants. Sauf aujourd’hui ! Quoique… Ah tenez, quatre « Tibitibib ! » en rafale, la voilà qui revient avec cette fois des images d’un Delhaize en grève, d’une banque suisse sauvée de la faillite, du parlement wallon « emmagouillé jusqu’au trognon » (sic), puis d’un tracteur près de Kherson qui laboure autour d’un blindé déglingué marqué d’un grand Z, canon et chenilles qui pendouillent dans la boue. Charlotte écrit : « Les fermiers wallons ont leur « plan anti-érosion » ; les moujiks ukrainiens auraient bien besoin d’un « plan anti-explosion » ».Décidément, rien ne va plus ! Il y a quelque chose de pourri au royaume d’Europe, aurait dit William S., un monsieur anglais qui s’amusait à écrire des pièces de théâtre.

Tout est théâtre, en effet ! Toutes ces images véhiculées via les médias et les réseaux sociaux… Les mouvements de grogne populaire donnent l’impression d’éclater chaque fois en retard, façon carabinier d’Offenbach, comme ces syndicats du non-marchand, ceux du Delhaize, et même nos « défenseurs » agricoles quand il s’agit de partir en guerre contre un éco-régime de la nouvelle PAC, un plan anti-érosion qu’ils ont eux-mêmes contribué à mettre sur pied. « On n’a pas tenu compte de nos revendications ! », disent-ils tous, après s’être laissés dicter des normes distraitement, aveuglément et sans empathie. Mais au final, ce sont toujours les mêmes qui casquent : les travailleurs, les soignants, les employés, les agriculteurs. Mon dieu, protégez-nous de nos amis ; nos ennemis, on s’en charge !

Autrefois, les agriculteurs faisaient moins dans la dentelle. En 1971, José Happart et ses potes étaient montés au quatrième étage du Palais des Congrès à Bruxelles, où se tenait un conclave des Ministres Européens de l’Agriculture. Panique chez ces Messieurs ! La sécurité n’intervint guère, sidérée de voir ces gros animaux patauds monter sagement les escaliers, tenus au licol par les fermiers en colère. Dans la salle de conférence, les ministres apeurés se retranchèrent prudemment derrière leurs tables : la plupart n’avaient jamais vu de vaches d’aussi près ! C’est ce qu’on appelle de la « démocratie en direct ». Déjà, lors des années 1960, de nombreuses manifestations agricoles avaient éclaté dans les campagnes européennes, à une époque où la masse paysanne pesait encore d’un poids certain. Les UPA et l’UDEF menaient de durs combats pour défendre leurs affiliés, suivies chrétiennement par l’Alliance Agricole, la fifille wallonne à son papa le Boerenbond flamand, puissant mastodonte agro-industriel et financier qui tenait le CVP-PSC et le ministère de l’agriculture belge dans le creux de sa main.

En 2023, ce passé rebelle et agité semble bien loin en Belgique. Une manifestation-monstre paysanne, musclée comme celle du 23 mars 1971, ne risque pas de se reproduire. Notre agriculture est cadenassée, ligotée par la PAC ; encadrée, embastillée par les administrations syndicales et ministérielles, à l’égal des autres secteurs de travailleurs. Les scènes de guérilla urbaine sont chez nous infiniment plus rares qu’en France, et en comparaison les images de l’actualité belge sont plutôt paisibles : des tracteurs qui se baladent gentiment à Namur ou un peu moins gentiment dans les Flandres, des rangées de caddies qui bloquent les Delhaize, avec des interviews aux propos convenus, policés. Les Belges sont des tigres et des tigresses de papier…

À propos de tigresse, « Tibitibib ! » ! Cette fois, Charlotte envoie un selfie. Entourée de ses trois petites chéries blondes, elle est accroupie à côté d’un groseillier constellé de bourgeons au vert attendrissant, avec en légende une citation de Voltaire :

« Cela est bien dit, répondit Candide, mais il faut cultiver notre jardin ».

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