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T’étais passé où?

Amis agriculteurs, vous avez déjà vécu ce genre d’expérience, fatalement. Un jour ou l’autre, c’est arrivé près de chez vous, chez des connaissances, à la salle du village ou dans la famille, à l’occasion d’une fête, d’une journée spéciale : communion, mariage, baptême, enterrement, Nouvel-An, kermesse, anniversaire…

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Vous arrivez en retard et on vous regarde de travers. Vous expliquez : « Il a fallu achever les besognes avant de venir ; nous avons eu un vêlage ; il a fallu rentrer un veau qui tremblait ; j’ai vite achevé de rentrer le foin avant la pluie ; etc ». Petits sourires en coin, bien alcoolisés par l’apéro, ironiques, suffisants, voire méprisants… « Ah, ces cultos ! Ils ont toujours des excuses pour se tirer hors des coups ! ». Puis vers 16 heures, la réunion de famille bat son plein mais il sera bientôt l’heure d’aller traire les vaches, nourrir les veaux, prendre la température à la génisse arrivée à son terme. Vous vous éclipsez discrètement, pour rejoindre la ferme en vitesse et effectuer les tâches qui vous attendent, comme chaque jour de l’année. De retour à la fête vers 19 heures, un gai luron vous interpelle, in vino veritas : « T’étais passé où ? Encore parti peloter tes biquettes ? » (sic). Les uns et les autres s’esclaffent, tant cet intelligent trait d’esprit les réjouit. Visiblement, la plupart de ces joyeux drilles ont oublié que leurs parents étaient fermiers, qu’ils sont issus d’une interminable lignée de paysans, ne leur en déplaise. Leurs petites blagues sont bon enfant, innocentes et gentilles. Alors on rit avec eux…

« Tu ne sais pas t’amuser comme tout le monde ! ». Leur constat est sans appel, ni tout à fait vrai, ni tout à fait faux. C’est effrayant comme l’on vit parfois au milieu de choses sans en prendre conscience ! Il faut des occasions comme celle-là pour se rendre compte qu’un agriculteur fonctionne aujourd’hui en complet décalage avec les autres membres de sa communauté. Autrefois, voici quarante ou cinquante ans, la plupart des participants à cette réunion familiale auraient été eux aussi de simples agriculteurs, seraient venus et repartis aux mêmes heures, puisque soumis aux mêmes contraintes réglées comme du papier à musique. À l’heure d’aujourd’hui, on est carrément considéré comme un animal curieux, une énigme. On a l’impression d’appartenir à un autre monde, de venir d’une autre planète, quand on entend tourner les conversations lors de ces rassemblements festifs.

De quoi parle-t-on entre amis, en famille ou en société, au cours de ces réunions arrosées ? Chacun y va du récit de ses dernières vacances. À les entendre, on dirait bien qu’ils ont duré la moitié de l’année, ces voyages en Crète, au Maroc, en Italie, à la Costa del Sol, où il y a plus de Belges que d’Espagnols ! « On ira tous tous tous à Torremolinos ! ». Assez curieusement, quand on pousse le sujet du côté géographique ou culturel, on s’aperçoit très vite qu’ils ignorent la différence entre Kabyles, Berbères et Touaregs s’ils sont allés en Algérie, qu’ils ne connaissent pas du tout les Guerres Puniques et Scipion l’Africain bien qu’ils aient visité les ruines de Carthage, que les Hitittes sont pour eux un groupe de musique pop alors qu’ils affirment avoir parcouru la Turquie en long et en large. Mais bien sûr, ce sont nous, les cultos, qui sont de stupides ignares, puisque nous ne sortons jamais de notre trou… Dans le rôle d’idiot du village étonné, je suis parfait, et mes voisins de table sont mystifiés, tout heureux de m’en apprendre sur leurs expériences « enrichissantes ».

On a beau faire, on en revient toujours aux mêmes sujets de conversation, une fois que la soirée avance, quand les dernières bouteilles se vident et que les premières têtes s’affaissent. Les sujets plus graves descendent dans l’arène, sortons tous nos mouchoirs ! Untel va divorcer, Telautre est en burn-out, Celui-ci souffre d’un cancer, Celle-là a plaqué son copain mais s’est très vite consolée dans les bras de Machin, « tu vois, le gars qui a fait un gosse à Unetelle ». À les entendre, on croirait bien qu’un homme ou une femme accompli.e doit être absolument passé par la case « divorce », « adultère », « burn-out » (très à la mode !) pour s’épanouir complètement, et devenir « quelqu’un ». Les vieux fermiers comme nous, avec 42 années de mariage sans nuage au compteur, sont perçus comme des extra-terrestres, des anomalies de la nature.

« Au fond, les fermiers aiment bien de souffrir et s’en font une gloire ! ». In vino veritas et voix pâteuse, encore et encore, surtout en fin de soirée. Ce genre de réflexion est riche d’enseignement. Dès leur enfance il est vrai, les agriculteurs sont initiés à la souffrance, dans la plus pure tradition paysanne, via une sorte d’endoctrinement. Sinon, sans cet entraînement intensif, comment aurions-nous pu supporter les épreuves imposées par le dur labeur quotidien, les privations, les aléas climatiques, les tortures émotionnelles infligées par tous ces gens qui profitent de notre travail, nous disent sans cesse quoi faire, et se moquent ouvertement de nous quand ils ont bu un verre de trop ?

Ainsi va la vie… «  T’étais passé où ? ». Et là je réponds : «  Dans mon petit paradis, parmi mes animaux, en un lieu magique où personne ne raconte des bêtises… »

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