«L’accord du Mercosur appartient à un autre temps»
Une délégation du parlement européen s’est rendue fin juillet au Brésil pour évaluer les implications concrètes de l’accord de libre-échange entre l’UE et les pays du Mercosur. La mission a révélé sur le terrain des tensions profondes, loin des promesses diplomatiques. De retour d’une visite qu’elle a prolongée pour entendre la voix de la société civile, l’eurodéputée écologiste Saskia Bricmont nous a livré son regard critique sur un traité qu’elle juge à contretemps des enjeux sociaux et climatiques.

Dans les couloirs des ministères brésiliens comme sur les quais du port surdimensionné de Santos, une poignée de députés européens se sont efforcé de clarifier les enjeux d’un accord qualifié de « stratégique » par ses promoteurs, mais dénoncé par ses opposants comme l’incarnation d’un modèle économique à bout de souffle.
Un accord de l’ancien monde dans un contexte géopolitique mouvant
Officiellement, le discours est rodé. « Les pays du Mercosur sont des partenaires de confiance avec lesquels nous partageons un attachement à un commerce international fondé sur des règles claires », a déclaré le socialiste allemand Bernd Lange à la veille de la mission qu’il a emmenée en tant que président de la commission du Commerce international (Inta).
Dans un monde marqué par la montée des tensions protectionnistes et la guerre commerciale sino-américaine, l’accord apparaît comme une réponse diplomatique à la marginalisation croissante de l’Europe dans les grandes négociations commerciales mondiales.
Mais cette logique géopolitique, bien qu’audible, ne convainc pas tout le monde. Pour Saskia Bricmont, « l’UE semble s’accrocher à un accord du passé, négocié à une époque où l’urgence climatique et les impératifs sociaux étaient bien moins centraux ». Et d’alerter que « ce traité pourrait rapporter à l’Europe 0,1 % de croissance du PIB. Mais à quel prix ? »
L’agro-industrie contre l’automobile : le troc des puissants
L’accord est souvent résumé par la formule « agriculture contre voitures ». Le troc implicite est clair : d’un côté, l’Europe ouvre son marché à des importations massives de soja, bœuf, maïs et autres denrées agricoles du Mercosur, souvent issues de monocultures intensives et de zones déforestées. De l’autre, elle obtient des facilités pour ses secteurs industriels, en premier lieu l’automobile.
La visite de la délégation à l’usine Mercedes-Benz de Sao Paulo en a été l’illustration frappante. « Certains collègues affichaient un enthousiasme presque enfantin devant les perspectives d’exportation sans droits de douane », raconte Saskia Bricmont, un brin désabusée. « Mercedes va pouvoir exporter à 0 % ses pièces vers un pays où la main-d’œuvre est moins chère. Ce genre de logique met en concurrence les travailleurs européens et brésiliens, tout en renforçant les déséquilibres sociaux. »
L’agro-business, moteur économique… et bombe écologique
À Santos, principal port d’Amérique latine en matière de trafic de conteneurs et d’exportations, notamment pour les produits agricoles, la délégation a mesuré l’ampleur du commerce agricole brésilien : 20.000 camions par jour acheminent des tonnes de denrées destinées au marché européen. Mais les contrôles phytosanitaires sont quasi inexistants. « À peine 34 agents, pour tout le port. Et la majorité des produits, comme le café, le soja ou le bois, ne sont pas contrôlés avant leur arrivée sur le territoire européen », alerte l’eurodéputée. « Les discours sur le respect des normes européennes s’effondrent face à cette réalité. »
Ce constat soulève des inquiétudes en Europe, où les clauses dites « miroirs » (garantissant que les produits importés respectent les normes européennes) peinent à être imposées.
À Brasilia, la délégation parlementaire a également rencontré les représentants de la CNA (Confédération nationale de l’agriculture et de l’élevage du Brésil), principal syndicat agricole du pays. Officiellement porte-voix du monde rural, la CNA incarne surtout les intérêts de l’agrobusiness brésilien, orienté vers l’exportation massive de soja, de viande bovine et de maïs.
Son influence politique est considérable, en particulier au sein du Congrès, où elle dispose de relais solides au sein de la majorité conservatrice. Lors de la rencontre, ses représentants ont affiché un soutien sans réserve à l’accord UE-Mercosur, perçu comme un levier économique stratégique.
Mais les tensions ont rapidement surgi lorsque Saskia Bricmont a évoqué la récente adoption de la « Devastation Bill », un texte législatif très contesté qui affaiblit les normes environnementales en Amazonie. Le représentant de la CNA s’est emporté, balayant toute critique : « Il n’y a rien de dévastateur ici. Ce sont des exagérations médiatiques. » Une réaction qui illustre, selon l’eurodéputée, « la volonté d’un secteur de se soustraire à toute exigence environnementale, quitte à compromettre la durabilité de ses exportations vers l’Europe ».
Le Brésil, entre contradictions politiques et réalités sociales
Officiellement, le gouvernement du président Lula soutient désormais l’accord. Un virage notable par rapport à ses positions antérieures. « Lula est coincé », explique l’eurodéputée wallonne. « Il a besoin de l’agrobusiness pour asseoir son pouvoir, mais ce secteur exerce une pression énorme et va à l’encontre de ses promesses faites aux populations indigènes et aux militants écologistes ».
La récente adoption par le Congrès brésilien d’une loi surnommée « Devastation Bill », facilitant l’octroi de licences minières et forestières dans l’Amazonie, illustre ce paradoxe. « Cette loi va totalement à l’encontre des clauses de durabilité exigées par l’UE », dénonce l’eurodéputée écologiste, qui regrette ne pas avoir pu rencontrer la ministre de l’Environnement Marina Silva, ni celle chargée des peuples autochtones.
Une société civile en alerte, mais marginalisée
La mission officielle n’a consacré que deux heures à un échange avec une douzaine de représentants de la société civile : ONG, syndicats, organisations autochtones, think tanks. Un « grand pow-wow » utile mais expédié, selon Mme Bricmont. « Plusieurs députés sont partis en cours de réunion. Une intervenante a même été interrompue, chose qui n’est jamais arrivée lors des rencontres industrielles ».
Hors du cadre officiel, la députée a prolongé son séjour pour rencontrer des coopératives agricoles, des défenseurs de la souveraineté alimentaire et des ONG environnementales. Elle y a retrouvé les mêmes préoccupations qu’en Europe, à savoir un commerce perçu comme déséquilibré, destructeur pour les petits producteurs et aveugle aux enjeux climatiques.
« Le Brésil connaît déjà une situation dramatique en matière de sécurité alimentaire. Pourtant, 60 % de sa production agricole est destinée à l’export. Ce modèle intensif affame ses propres populations et détruit ses terres ».
Une mission révélatrice des tensions internes européennes
Au sein même de la délégation européenne, les lignes de fracture sont vives. Si une majorité des participants étaient favorables à l’accord, certains députés, comme Saskia Bricmont, ont tenté de porter une voix dissonante. « On avait l’impression que pour certains, l’accord était déjà signé, que la mission devait simplement en sceller la légitimité. C’est un mépris pour les débats démocratiques encore en cours ».
Elle note que plusieurs États membres, comme la Pologne, se sont récemment positionnés contre l’accord. D’autres, comme la Belgique, peinent à dégager une position unanime, ce qui pourrait mener à une abstention.
Quel avenir pour l’accord UE-Mercosur ?
Alors que la COP30 se tiendra à Belem, en Amazonie, en novembre prochain, la ratification de l’accord apparaît de plus en plus comme un test de cohérence pour l’UE. Peut-elle continuer à défendre un accord qui favorise des exportations responsables de 90 % de la déforestation amazonienne, tout en affichant des ambitions climatiques mondiales ?
Pour la parlementaire écologiste, la réponse est claire : « Il est temps de sortir du piège de cet accord. On peut imaginer des partenariats équitables, stratégiques, mutuellement bénéfiques, centrés sur la transition écologique et le développement local. Ce traité, tel qu’il est, appartient à un autre temps ».
Elle conclut : « Il faut écouter les scientifiques, la société civile, et les cours internationales qui nous rappellent que le commerce ne peut plus se faire au détriment des droits humains, de la biodiversité et des travailleurs. La mission m’a confortée dans une certitude : un autre modèle est non seulement souhaitable, mais possible ».