La valse brune
« Menteuse ! Méchante ! Jules n’est pas mort ! »
Marie s’était glissée furtivement hors de l’église, prétextant un léger malaise. Elle invectivait en silence la statue, tandis que le village entier célébrait avec recueillement le premier anniversaire de l’Armistice de la Grande Guerre. La jeune fille de 15 ans était furieuse : pourquoi avait-on inscrit sur ce mur de béton le nom de son frère aîné, Jules Demol, entre Désiré Adam et Julien Lambert, lesquels, quant à eux, avaient bien été tués lors de l’explosion du fort de Loncin en août 1914. En mai dernier, de passage au village, un de ses compagnons d’arme était passé chez eux, affirmant que Jules était tombé sous ses yeux au tout début de la grande offensive des Alliés sur l’Yser, le 29 septembre 1918. Menteur, lui aussi ! Le frère de Marie lui avait promis de revenir, et bien vivant ! Il lui avait confié son harmonica, sa « musique à bouche », comme il disait ; elle devait le conserver précieusement jusqu’à son retour, et jouer chaque jour pour lui un petit air guilleret.
« Ce sera notre secret : partout où je serai, j’entendrai ta musique, et je serai joyeux. Si tu oublies un jour, j’en mourrai. Je reviendrai quand la guerre sera finie, je te le promets, et on jouera à nouveau ensemble Le temps des Cerises ! »
Cette monstrueuse tuerie était terminée depuis un an, mais Jules n’était pas revenu. Il était officiellement considéré comme disparu, enseveli dans les boues des Flandres, avalé par le dieu de la guerre. Mais Marie croyait toujours à son retour, dur comme fer ! Sous son ample robe de deuil, elle avait dissimulé le petit instrument, qu’elle sortit prestement en jetant un regard furtif à gauche et à droite. Elle réfléchit un instant. Quelle chanson allait-elle lui jouer aujourd’hui ? Les Roses Blanches ? Absolument déprimant, ça porterait malheur… Viens Poupoule ? Trop joyeux, et plutôt inconvenant dans un cimetière. La Valse Brune ? Beau et triste à la fois. Parfait !
Marie porta l’harmonica à sa bouche et souffla doucement. La mélodie s’éleva en sourdine au pied du monument, et l’adolescente filiforme se mit à danser les yeux fermés, oublieuse, emportée par sa musique. Elle avait dénoué sa mantille noire, laquelle dissimulait son opulente chevelure fauve, trop voyante pour entrer à l’église sans offenser le Bon Dieu. Elle s’imaginait à nouveau petite fille, accrochée au cou de son frère Jules. Il la portait sur son bras gauche, tandis qu’il jouait de son instrument de la main droite. Ils valsaient lentement tous les deux autour de la cuisine, sous le regard lumineux de leur mère. Jules était tellement fort, tellement beau, et ses ritournelles étaient si entraînantes ! Tout le monde l’aimait au village, surtout les filles de son âge… On l’invitait à toutes les veillées, où il sortait son harmonica pour faire danser ses amis.
La musique à bouche
L’instrument avait toute une histoire, à croire qu’il était magique ! L’oncle François l’avait ramené d’on ne savait où, d’une longue « ribotte » de neuf jours, d’une « neuvaine » comme il disait. Joueur de cartes invétéré et amateur d’alcool fort, le vieux célibataire l’avait gagné au terme d’une partie interminable, au cours de laquelle il avait proprement plumé un accordéoniste français, qui monnayait son talent de kermesses en fêtes de famille, de noces en anniversaires. L’oncle François pouvait choisir entre le piano à bretelles et cet harmonica – Un Marine Band de chez Hohner ! Il vient d’Allemagne. Je l’ai payé une fortune !-. Il n’avait pas hésité une seconde : qu’aurait-il fait d’un accordéon ? Trop encombrant… Et puis, il était tellement saoul qu’il avait du mal à se porter lui-même… Il avait glissé l’harmonica dans une poche de sa veste, et l’avait oublié là, jusqu’à ce que sa nièce, la mère de Jules et Marie, le retrouve par hasard bien des années plus tard, en triant les vêtements du vieux coquin, décédé au petit matin d’une nuit trop arrosée. Le petit Jules, alors âgé de 10 ans, avait hérité de ce jouet un peu ridicule, insignifiant en apparence, sans savoir qu’il allait changer sa vie !
Dans un premier temps, le gamin s’était amusé à tirer de l’engin toutes sortes de notes discordantes, soufflant et salivant à tort et à travers. Il demanda conseil à son instituteur, lequel dirigeait la fanfare du village et s’intéressait à tous les instruments de musique. Au bout de six mois, Jules avait appris les rudiments et se débrouillait fort bien. Entre-temps, sa sœur Marie était née, une « petite retrouvée » tombée du Ciel, que ses parents n’attendaient plus. Il jouait pour elle des berceuses, des petits airs tout simples qu’elle réclamait en criant, absolument fascinée par l’harmonica et les sons plus ou moins mélodieux qui en jaillissaient. Avec les années, Jules était devenu carrément un virtuose… Enfin, c’était l’avis de Marie, qui adorait son grand frère comme un dieu. Elle-même avait voulu s’essayer à jouer, et le pauvre harmonica en avait vu de toutes les couleurs entre ses petites mains potelées, avant qu’elle n’apprenne à vraiment bien s’en servir.
Marie la folle
Emportée par la valse, plongée dans ses souvenirs, Marie continuait à tourner en jouant, sous la statue de Jeanne, pleurant et riant en même temps, sous les yeux médusés de quelques curieux sortis de l’ombre du porche, alertés par les notes d’harmonica clairement audibles depuis l’église.
« C’est la grande folle de chez Demol. Cette fois, elle a la tête complètement à l’envers, la pauvre gamine. Perdre son frère à l’Yser dans les dernières semaines de la guerre, et puis son père de la grippe espagnole au début de l’année… Comment vont-elles s’en sortir, elle et sa mère ? »
Se voyant observée, la jeune fille s’était éclipsée derrière le monument. Vite, cacher son harmonica dans un repli de sa robe ! La cérémonie religieuse était terminée, et les fidèles sortaient en silence de l’église, précédés par le curé entouré de ses serviteurs. Marie se faufila dans la foule et glissa son bras sous celui de sa mère. Tous les regards étaient trournés vers elle, certains bienveillants, la plupart réprobateurs. Elle aurait voulu devenir invisible, se faire toute petite, mais la nature l’avait rendue remarquable en tous points : sa crinière flamboyante, ses hautes pommettes et son petit menton volontaire, ses grands yeux de chat et surtout sa taille exceptionnelle qu’elle déployait trop fièrement. Marie dépassait tout le monde d’une bonne tête ! Où avait-elle été chercher une pareille stature ? À une certaine époque, pas si lointaine dans les campagnes ardennaises, les gens l’auraient volontiers désignée comme sorcière…
Pour l’heure, la grande adolescente s’escrimait avec sa mantille pour s’en coiffer convenablement. Elle ne voulait pas faire honte à sa mère. Mais celle-ci semblait indifférente à tout et se laissait guider par sa fille, s’appuyant à elle de tout son poids. Ses doigts égrenaient fébrilement un chapelet et ses lèvres murmuraient ardemment des prières sans fin. Un rescapé des combats lisait les noms de toutes les victimes, un par un, chaque fois suivi par un « mort pour la patrie » prononcé avec ferveur par la foule en extase. Ce fut le tour de Jules : « Jules Demol… ». Mais la voix pointue de Marie prit tout le monde de vitesse. « Non, il n’est pas mort, ni pour la patrie, ni pour personne. Il est vivant, je vous dis ! Vivant pour nous. Il va revenir bientôt ! Il nous l’a promis ».
Abasourdie, l’assemblée s’était retournée sur Marie. Cette fois, c’en était trop ! D’un geste impérieux, le prêtre lui intima le silence et lui jeta de l’eau bénite, comme pour chasser le démon qui semblait avoir pris possession de la jeune fille. Mais celle-ci, exaspérée, emmenait déjà sa mère et fendait la foule, afin de s’éloigner au plus vite de ce monument de malheur. Bras dessus bras dessous, les deux compagnes cheminèrent en silence. Derrière elles, la litanie désespérante des soldats tués à la guerre avait repris de plus belle. Soudain éclata la complainte déchirante du clairon, qui sonnait l’appel aux morts. Marie hâta le pas, entraînant sa mère qui peinait à suivre. Un vol d’étourneaux, surpris par tout ce remue-ménage, vrombit au-dessus d’elles, et la jeune fille se protégea instinctivement le visage de son avant-bras. N’était-ce pas là un sombre présage ? Et si Jules était vraiment mort ?
De retour au logis, Marie se dévêtit rapidement et enfila sa vieille robe bleue et son tablier. Elle chaussa ses galoches et partit vers l’étable. Ses gestes étaient mécaniques, rapides et précis, fruits d’une habitude bien huilée. Au décès de son père, elle avait pris en charge les soins au bétail, et s’y tenait s’en faiblir. Elle n’avait peur de rien ni de personne, confiante dans le retour prochain de son frère, jusqu’à l’absurdité… La veuve et l’orpheline avaient cependant dû se séparer de deux des six vaches que comptait la ferme, pour payer l’enterrement et le cercueil, pour s’acheter de quoi manger et se chauffer. Le pays manquait de tout, et le peu qui restait était tellement cher ! Hier encore, un voisin « attentionné » était venu leur proposer deux mille francs pour une parcelle de terre attenante à ses prairies. « Je ne veux que votre bien, c’est un bon prix. Vous aurez de quoi vivre pendant un an ! Et puis, ensuite, si vous voulez, je vous achèterai le pré du moulin, quand vous aurez vendu vos vaches. D’ici deux ou trois ans, Marie n’aura aucune peine à se trouver un mari, et vous serez sauvées. À ce sujet, mon fils Victor… »
Marie avait coupé court : « Victor est vieux et pue le bouc, et vous, vous puez l’argent, l’argent du marché noir. Vous pouvez tout garder. On ne vendra rien du tout, et quand Jules sera de retour, vous aurez de ses nouvelles ! »
L’ange blanc de la Croix-Rouge
Marie suivait pas à pas les recherches de l’infirmière, sans jamais plonger dans le découragement. Il lui suffisait de se jouer un air d’harmonica, et son optimisme faisait à nouveau briller ses grands yeux verts. Elle avait envoyé à Jeanne de Launoy la seule photographie de son frère Jules : engoncé dans son uniforme de caporal, il s’efforçait d’y afficher une mine sérieuse, démentie par un léger plissement des lèvres, comme s’il se retenait de rire. À la ferme, le travail ne manquait pas, et ses bras d’enfant trop vite grandie manquaient de force. Oui, mais quand Jules serait là…
Les recherches de Jeanne piétinaient. Les soldats amnésiques des divers hôpitaux belges avaient été clairement identifiés. Aucun blessé ou malade ne répondait au profil qu’elle recherchait. Elle enrageait. Puis la visite d’une amie anglaise rencontrée à Ypres en 1914 lui apporta une illumination ! Selon cette infirmière, lors des sanglants assauts menés par les Alliés, il arrivait quelquefois qu’un blessé français ou belge soit secouru par des brancardiers britanniques. Elle-même en avait soigné des dizaines au cours des quatre années de boucherie. Jeanne devait donc élargir ses recherches vers les hôpitaux situés en zone française…
L’odyssée de l’espoir
Chaque matin, Marie guettait l’arrivée du facteur, impatiente et tremblante. Allait-elle enfin recevoir des nouvelles encourageantes, ou au contraire une missive qui lui annoncerait la mort définitive de son frère ? Alfred, l’agent des postes, ne passait pas tous les jours. Il desservait cinq villages, et devait marcher quotidiennement plus de vingt kilomètres, son havresac sur le dos, fantassin de la paix chargé de messages tantôt gais, tantôt tristes. Il s’était pris d’amitié pour la jeune fille, laquelle était de loin sa « cliente » préférée, la plus accueillante, la plus avenante. Elle ouvrait sa lettre aussitôt, et dévorait son contenu, l’air affamé, en soupirant plusieurs fois longuement. « Encore rien aujourd’hui ! ». Quelques larmes gonflaient ses paupières, mais toujours elle souriait au facteur, puis lui jouait un petit morceau d’harmonica pour le remercier.
Ce cérémonial durait depuis deux mois, et aucune bonne nouvelle n’était venue la réjouir jusque-là. Le seize novembre, lendemain de la fête du Roi, le brave facteur vint trouver Marie aux premières lueurs de l’aube. Elle était à la grange, occupée à pousser le foin dans les ouvertures au-dessus des râteliers. La poussière la faisait éternuer et tousser. En descendant l’échelle, rouge et échevelée, quelle ne fut pas sa surprise de découvrir Alfred en grande tenue au-devant de l’étable. « Déjà à l’ouvrage ? J’ai une lettre pour vous, beaucoup plus épaisse que d’habitude. Je me suis dit que… ». Sans un mot, la jeune fermière s’empara fébrilement du courrier et franchit la porte de la cuisine, le facteur à sa suite. La mère de Marie était occupée à son fourneau : « Vous prendrez bien une tasse de chicorée avec nous, Alfred ? »..... à suivre
Pssst: Si vous êtes trop impatients d’attendre la semaine prochaine, retrouvez l’intégralité du conte « La fille à l’harmonica » sur www.sillonbelge.be.