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Au bonheur des dames

Temps de lecture : 4 min

Depuis le retour de l’heure d’hiver, les soirées se sont considérablement allongées. Comment les meubler en attendant le retour des bêtes à l’étable ? Lire, écrire ou se distraire sur l’ordinateur ? Regarder la télévision ? Cette dernière occupation est de loin la plus pratiquée par la plupart des gens. Affalé dans son fauteuil, peinard le chat, le seul effort à fournir consiste à jouer de la zappette ! Et quelle émission affole-t-elle l’audimat chaque mardi soir ? Je vous le donne en mille ! L’Amour est dans le Pré, pardi…

La recette est classique : il suffit de mettre en présence deux mondes en apparente opposition, en évidente incompatibilité, pour provoquer un feu d’artifice émotionnel très surprenant et télégénique, une aubaine pour le téléspectateur en mal de sensations distrayantes ! En l’occurrence, RTL-TVI s’institue entremetteuse, vole au secours d’agriculteurs célibataires en mal d’amour, et planifie pour eux la recherche de compagnes potentielles. Toutes sortes de rencontres surprenantes se déroulent sous les yeux gourmands des spectateurs, filmées de manière affriolante et ciblée. Le caractère rustaud et macho de ces improbables fiancés est volontiers mis en perspective, tandis que les « filles » jouent les adolescentes godiches dans un premier temps, puis évoluent en salomés manipulatrices vers la fin de l’aventure. Les scénarios sont usés jusqu’à la corde, mais fonctionnent jusqu’à plus soif, puisque l’émission revient année après année, sans faiblir le moins du monde. Et nos femmes à nous, les authentiques agricultrices, qu’en pensent-elles ? L’une d’entre elles, férue de lecture et admiratrice d’Émile Zola, m’a bien résumé le sentiment général des vraies fermières : « L’agriculture, ce n’est pas « Au Bonheur des Dames », et les candidates s’en rendent très vite compte, lors de leur séjour à la ferme. »

Selon elle, ce serait plutôt « La Terre », toujours de Zola, où alors « La Glèbe » d’Albin Georges Terrien. Dans le monde agricole, les femmes n’ont pas souvent été à la fête, et c’est peu de le dire. Elles ont été cantonnées, jusqu’il y a peu, dans les six K chers aux Allemands du 19e siècle : Kammer, Küche, Kinder, Keller, Kleider, Kirche (chambre, cuisine, enfant, cave, vêtements, église), lesquels célèbrent la femme au foyer parfaite, soumise en tous points à leurs hommes : mari, père, frères. Cette vision moyenâgeuse fait partie intégrante de l’atavisme paysan ; elle transparaît encore clairement dans l’émission TV, dans les questions posées aux candidates, dans les comportements des agriculteurs. Ceux-ci sont pleins de bonne volonté, mais agissent inconsciemment comme leurs parents. Les fiancées potentielles ne sont pas dupes, et très peu d’entre elles auront le courage d’entamer la rééducation d’un homme imprégné par ce genre de certitudes.

Ce chassé-croisé « amoureux » entraîne de nombreuses situations cocasses, agencées de manière dynamique dans le déroulement des émissions, afin de booster l’audimat au maximum. Les vraies agricultrices, quant à elles, sont très peu filmées dans « l’Amour est dans le Pré », si ce n’est de temps à autre une belle-maman hyperprotectrice de son petit chéri, et qui exige une belle-fille « comme il faut », travailleuse et effacée, dans le pur style paysan.

Les authentiques fermières viendraient doucher l’enthousiasme des visiteuses, et briseraient leurs dernières illusions. Pas très drôle pour le téléspectateur… Qu’auraient-elles à dire ? Qu’il faut être née dans une ferme pour bien comprendre et s’adapter au comportement de leurs hommes ! Que le métier d’agricultrice n’a rien d’un long fleuve tranquille, ni d’une partie de plaisir bucolique ! Que les fermières d’aujourd’hui sont tout à fait capables d’assumer seules toutes les tâches agricoles, grâce à la mécanisation ! Que leurs capacités intellectuelles et leur intuition féminine les rendent indispensables à la gestion administrative de l’exploitation familiale, ce qui déstabilise quelque peu leurs maris fermiers dans leurs mâles prérogatives ! Qu’en agriculture, le bonheur des dames est une denrée rare, ce qui rebute la plupart des jeunes filles issues du milieu !

Si le bonheur des dames existait dans notre métier, les célibataires n’y seraient pas aussi nombreux, bien entendu, et nous n’aurions pas à subir cette émission de télévision où l’on se moque joyeusement des agriculteurs, aux valeurs décalées du monde moderne, mal dégrossis, niais en amour, maladroits dans leurs propos, mais tellement, tellement sympathiques…

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