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L’export de denrées agricoles, une bataille déjà perdue

pour l’Europe ?

Alors que certaines nations peinent à assurer

la sécurité alimentaire de leur population, de grandes

puissances agricoles bataillent pour s’emparer de nouveaux

marchés. L’Europe, elle, est à la traîne… Supplantée par de

nouveaux exportateurs et manquant d’ambition pour

ses agriculteurs, elle se doit de réagir au plus vite !

Temps de lecture : 6 min

Depuis une quarantaine d’années, l’économie mondiale est en pleine mutation. Cela s’est notamment traduit par un basculement de son centre de gravité vers la Chine, au détriment de l’Europe et des États-Unis. L’Empire du Milieu est en effet devenu le premier exportateur mondial de produits manufacturés. Il s’adjuge également le titre de première économie mondiale, ce qui le rend incontournable dans de nombreuses relations commerciales.

On assiste en parallèle à une véritable guerre commerciale. Les pays exportateurs de denrées agricoles souhaitent conquérir un maximum de parts de marché tandis que les pays importateurs (ou demandeurs) n’ont qu’un objectif, à savoir la sécurisation de leurs approvisionnements.

Un approvisionnement de plus en plus compliqué

« Certains importateurs peinent à atteindre cet objectif pour plusieurs raisons », explique Thierry Pouch, chef du service des études économique de l’Assemblée permanente des chambres d’agriculture françaises.

Premièrement, la population mondiale ne cesse de croître. Cela pèse lourdement sur la disponibilité des ressources agricoles. « Alors qu’il ne fallait nourrir qu’un milliard de personnes en 1800, on devrait recenser 11 milliards de bouches en 2100 », éclaire-t-il.

En deuxième lieu, l’urbanisation gagne du terrain. Aujourd’hui, un habitant sur deux vit en ville. Ce chiffre devrait grimper à 70 % à l’horizon 2050. Nourrir les villes alors que les campagnes se vident semble compliqué, d’autant plus que les surfaces agricoles reculent au fur et à mesure que les villes et mégapoles s’étendent.

En outre, le niveau de vie s’élève dans plusieurs pays émergents (Chine, Brésil, Inde…) et s’accompagne d’une transition nutritionnelle. « L’Asie s’inspire de plus en plus des pratiques alimentaires européennes. Il en résulte une consommation accrue de produits carnés et laitiers. Or, il faut bien que quelqu’un produise ces aliments… »

Par ailleurs, l’insécurité alimentaire s’accroît en raison de problèmes de production. Ceux-ci sont à attribuer aux catastrophes météorologiques et aux conflits armés, comme au Sud Soudan, en Somalie, en Syrie, en Irak…

Au vu de ces constats, l’expert ajoute : « Nourrir le monde peut rapidement devenir source de tensions géoéconomiques et géopolitiques entre États. Des conflits internes peuvent être ravivés, des régimes politiques déstabilisés… ».

Brésil, Argentine, Russie : de puissants exportateurs

Du côté des pays exportateurs, les rivalités commerciales se multiplient en vue de conserver ou conquérir des parts de marché, ce qui n’est pas sans répercussions sur les marchés agricoles. Et de préciser : « Le temps des rivalités américano-européennes est globalement dépassé. Les États-Unis et l’Europe doivent maintenant faire face à de nouvelles puissances, toutes très bien positionnées en matière de production et d’exportation de produits agricoles et alimentaires ».

En effet, le Brésil et, plus étonnant, l’Inde sont devenus les premiers exportateurs mondiaux de viande bovine, très loin devant l’Union européenne (en 2018, respectivement 1,83 et 1,85 million de tonnes (Mt) de viande exporté pour le Brésil et l’Inde, contre 0,42 Mt pour l’UE).

Le Brésil s’adjuge également la première place des exportateurs de volailles. Alors qu’il dépassait à peine les États-Unis en 2008 (avec 3,6 Mt contre 3,5 Mt), il prend aujourd’hui les devants, exportant 4,5 Mt contre 3,4 Mt pour les USA. L’UE peut quant à elle se vanter d’avoir rebondi. Si elle exportait 1 Mt de volailles en 1998 et 0,9 Mt en 2008, elle affiche pour 2018 un résultat de 1,5 Mt, notamment grâce aux aviculteurs polonais.

En matière de viande porcine, l’UE se positionne parmi les leaders du marché. Une bonne situation qui ne doit toutefois pas faire oublier aux États membres, exportato-dépendants, que les USA, le Canada et, une fois encore, le Brésil tentent de leur grappiller des parts de marché.

Outre le Brésil, dont les exportations agroalimentaires (viandes et soja) constituent un tiers des exportations totales, l’Argentine constitue aussi un poids lourd sur les marchés mondiaux. Pas moins de deux tiers de ses exportations totales sont constitués de produits agricoles et agroalimentaires (blé, viande et éthanol).

« La Russie ne doit pas être oubliée ! Elle demeure un acteur agricole de premier plan », ajoute Thierry Pouch. Et de préciser : « La production russe de viandes bovine et porcine et de volaille ne cesse de progresser depuis le milieu des années 2000 ». Deux raisons expliquent cette situation. D’une part, le Gouvernement a débloqué plusieurs milliards d’euros en vue de soutenir ses agriculteurs. D’autre part, l’embargo décrété par l’État en 2014 a dopé la production domestique, seule solution pour satisfaire la demande interne sans importation.

Pour les mêmes raisons, les exportations russes de blé sont aussi en hausse, faisant de Moscou le premier exportateur mondial depuis 2 ans environ. En 2018, la Russie a conservé sa première place (32 Mt de blé exportés) et est suivie des États-Unis (29,5 Mt) et du Canada (23,9 Mt). L’Europe n’arrive que quatrième (21 Mt). « Ici aussi, l’effet de l’embargo russe, décrété sur fond de tensions russo-européennes, est bien présent. C’est une preuve supplémentaire que des décisions géopolitiques ont des conséquences importantes sur l’agriculture mondiale : l’Europe a probablement perdu définitivement un de ses marchés », insiste-t-il.

L’agriculture, le parent pauvre de l’Europe

Vu ces observations, on ne peut qu’admettre que notre monde change. Il se fracture, malgré la mondialisation et l’apparition de nouvelles technologies facilitant les échanges et communications. Selon Thierry Pouch, l’agriculture pourrait néanmoins jouer un rôle salutaire. « Sécuriser l’approvisionnement des populations en denrées alimentaires est essentiel, sous peine de voir les troubles sociaux se répandre, fragiliser les populations et les conduire à migrer. »

« Quant à l’Union européenne, elle manque cruellement d’ambition pour ses agriculteurs. Nous ne disposons d’aucune boussole agricole géostratégique », déplore-t-il. La politique agricole commune n’est plus une priorité de l’Union et le budget qui lui est dédié s’érode (-60 % entre 1990 et 2026).

Et d’insister : « Les propositions de la Commission pour la pac post 2020 ne sont pas à la hauteur. Toutes les puissances agricoles de monde augmentent leur budget dédié à l’agriculture et renforcent la régulation des marchés. Mais l’Europe s’engage dans une tout autre direction… ».

En effet, au recul du budget de la pac s’ajoute son refus de réguler à nouveau le marché laitier. L’aide à la réduction de la production laitière instaurée en 2016 avait pourtant été un succès. « La gestion des crises ne peut être renvoyée aux États membres. Assurer l’intégrité du marché européen face aux crises relève du niveau communautaire. Or, l’Europe ne propose aucune solution. »

Les aides découplées sont quant à elles remises en cause par de nombreux gouvernements et états ayant une véritable ambition pour leur agriculture. Mais restent au cœur même de la pac… « Peut-on avoir raison longtemps seul contre tous ? », s’interroge-t-il encore.

Pour rester compétitive sur les marchés internationaux et assurer le maintien – au sein de tous les États membres ! – de son agriculture, l’Union européenne se doit de réagir au plus vite. Elle doit miser, entre autres, sur une refonte de sa politique agricole commune, du budget qui lui est dédié et de la manière dont elle est appliquée. À moins qu’elle n’espère que l’essor agricole observé dans les pays de l’Est (lire encadré) ne suffise à lui rendre une place de premier plan. Ce dont de nombreux observateurs doutent…

J.V.

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