« Morose » : ce mot fleurissait sur bien des lèvres pour qualifier la nonantième Foire de Libramont, au terme des quatre jours d’expositions, de discours et conférences, d’animations diverses, de démonstrations et de concours.
Maux roses pour quoi ? Mots roses et mots rosses de la part de qui ? La Foire véhicule des mots et des messages de toutes les couleurs ; chaque visiteur les interprète et les décode selon son propre ressenti. Libramont, c’est un vaste dessin d’enfant à colorier, où chaque message est censé venir remplir sa case, sans déborder sur les autres, afin d’offrir au final un joli portrait à ranger dans la galerie des souvenirs. Cette année, certains messages ont débordé sur d’autres, délicates tonalités pastel maculées par des couleurs criardes appliquées au pochoir, sans délicatesse. Au final, le résultat est qualifié de « morose », une couleur terne, pas vraiment triste, ni vraiment gaie.
D’emblée, la météo a apporté sa couleur, et placé un couvercle de nuages gris sur le chaudron de Libramont tout au long de la Foire, une chape d’étain qui s’est soulevée de temps à autre, comme si le ciel voulait jeter un coup d’œil curieux sur toute cette agitation. Autre teinte sombre : celle des uniformes de police aux entrées, venus nous rappeler combien le monde du dehors est inquiet, et tourmenté par les menaces terroristes.
Une fois ses portes franchies, le champ de foire s’étalait dans toute la rutilance des engins agricoles exposés. À notre époque, la technologie et l’industrie excellent à produire des tracteurs et des outils de plus en plus performants : puissants, efficaces, précis, confortables, au rendement affolant. Labours, semis, fenaison, moisson…, sont devenus des jeux d’enfant, bien à l’abri dans les cabines climatisées. Dans les étables, les brosses, fourches, pelles et brouettes sont reléguées dans un coin et regardent les petits engins articulés tout faire à leur place. Les machines remplacent la main-d’œuvre, dans les usines, sur les chantiers… et dans les exploitations agricoles.
Rutilances en polychromie à l’air libre, sur les pelouses de la Foire ; résonances en polyphonie à l’intérieur, sous les tentes, dans les temples du Walexpo et du LEC. Politiciens et conférenciers s’en sont donné à cœur joie, dans des discours et des exposés multicolores et multi-sonores. Chacun y est allé de sa tirade « inoubliable » et vite oubliée, pour déplorer et résoudre ces crises qui reviennent, année après année, comme si l’agriculture souffrait d’une malédiction.
Cette malédiction est multiple ; elle a pour noms : « industrie agro-alimentaire », « commerce international impitoyable », « PAC technocrate et bureaucrate », « administration tatillonne », « intégrisme orthodoxe sanitaire et environnementaliste ». Nous sommes les otages d’un monde malade de ses excès et de ses exigences démesurées.
Bien entendu, nos syndicats, ainsi que nos ministres et hommes politiques, disposent chacun d’une panoplie de solutions disparates, plus ou moins bien inspirées. Leurs intentions étaient certes louables à Libramont, mais ils n’avaient guère accordé leurs violons… Ainsi, pour résoudre la crise laitière, seul le syndicat du MIG avait dressé quelques barrages filtrants sur les routes de la Foire ; Fugea et Fwa avaient adopté des stratégies beaucoup plus « soft ». Soft-qui-peut !
Côté politique, le MR, en la personne du ministre fédéral, y est allé franco d’un discours pragmatique et réaliste, voire cynique. Le CDH, dans son espace-caresse des électeurs, a distribué ses mots rose-bonbon-bio, optimistes et utopiques, par la voix du ministre régional wallon. Rien de nouveau du côté de ces deux-là, sous un soleil de Foire inscrit aux abonnés absents…
Morose ? Vous avez dit « morose » ? Le thème de la Foire, – le gaspillage alimentaire –, était pourtant généreux. Mais hélas, chassez le gaspillage, il revient au galop. C’est devenu une seconde nature dans nos pays d’abondance. À Libramont, comme dans tous les événements publics où l’on boit et où l’on mange, personne ne s’offusque de jeter des cornets de frites à moitié mangés, ou de laisser au restaurant des assiettes encore bien garnies, avec de beaux morceaux de viande à peine entamés. La Foire voulait conscientiser les visiteurs, mais en son sein même, exposants et commerçants semblent avoir fait fi de cette croisade anti-gaspi.
Libramont est la vitrine parfaite de notre société d’enfants gavés : entre les mots roses et les actes concrets se creusent de larges fossés, voire des canyons, que d’aucuns peinent à franchir.
Face aux problèmes les plus interpellants, face aux crises agricoles endémiques, c’est le soft-qui-peut généralisé, « cool Raoul », du côté de nos responsables et de nos dirigeants agricoles. Et c’est peu dire…
Incontournable
Libramont tombe en juillet comme Noël en décembre : invariable, incontournable.
Libramont pour les paysans, c’est comme La Mecque pour les musulmans : un pèlerinage qu’on fait au moins une fois… dans l’année. C’est le sanctuaire du matériel, de l’élevage et de la forêt. C’est aussi le point de rencontre de tout ce que la Wallonie compte d’agricophiles, et ils seraient 200.000 à arpenter les lieux saints cette année.
Bref, par cette belle journée d’été de l’année, la plus pourrie depuis que Noé nous a sortis du Déluge, je prends la route de cette région qui a toujours « une ardeur d’avance ». Je combine GPS, carte et intuition pour éviter les barrages filtrants qui rappellent aussi les heurts et malheurs des producteurs laitiers.
Un petit tour du côté matériel pour éclairer ma lanterne sur un travail bien ciblé, puis, du côté « bétail » plutôt pour me rincer l’œil, et je me retrouve au stand de la FWA qui, peu après, se remplit subitement. Je comprends vite : une brochette de ministres et haut gradés de la politique convergent au même endroit. Un discours du Président les attend, avec un catalogue de mesures contraignantes que l’Administration aurait pu prendre si la Fédération ne veillait pas au grain. Une pique bien sentie pour quel qu’éminence suscite quelque applaudissement. On sert des hamburgers de foin aux notables de la politique et des tartines au fromage à ceux qui les élisent.
Il est 13h00. Je passe au stand du Sillon. Les grandes plumes prennent leur heure de table. Le jeune préposé à l’accueil est motivé et dynamique. C’est comme une lumière positive qui brille dans la sombre morosité ambiante. Ciel, c’est le nouveau directeur de publication du Sillon Belge – Landbouwleven qui assure.
J’attaque la rue des mille chopes, face au ring des concours. J’avance au rythme de la procession d’Echternach : 3 pas en avant, 2 pas sur le côté. Je retourne 30 ans en arrière, quand on parle des rendements en escourgeon. Pour les froments, on n’ose pas y penser. Heureusement, il y a pas mal de paille, mais se retrouver « sur la paille » n’est guère réjouissant.
Je repense à la citation de Mao Tsé Toung : « Il vaut mieux un mauvais sol avec un bon climat qu’un bon sol avec un mauvais climat ». CQFD… Une année à oublier. Vivement l’année prochaine.
Année après année, Orge après or(a)ge…
Si l’année 2015 fut une année record en termes de rendement en escourgeon, celle-ci restera dans les mémoires pour son contraire.
Semées dans des conditions plutôt bonnes, ces céréales semblaient prometteuses, au printemps, avant les abondantes pluies. Après ces épisodes humides, elles s’étaient redressées, tant bien que mal, tels de bons petits soldats, laissant entrevoir l’espoir d’une récolte « normale ». Mais non…
Après quelques beaux jours ensoleillés (enfin !), elles semblent mûrir, humidité 14,15º. Allez, c’est bon, faut plus attendre ! La batteuse est là mais elle bat trop longtemps sans vider son grain. Pas bon signe ! On donnait nos champs… pas de rendement… Faut pas attende de vider les bennes, ni prendre la calculette pour le savoir. Puis, le chauffeur de la batteuse nous appelle… Il est embourbé!! Il faut le tracter hors des ornières et laisser là une partie de la fourrière. Ah la barbe, cet escourgeon ! Il paraît que certains ont même fait appel à des batteuses sur chenille. Vraiment du jamais vu.
La planète se réchauffe, année trop sèche, année trop humide. On dit que c’est ce qui nous attend à l’avenir.
Le paysan finira-t-il sur la paille ?