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La fille à l’harmonica

Temps de lecture : 11 min

Chaque matin, Marie guettait l’arrivée du facteur, impatiente et tremblante. Allait-elle enfin recevoir des nouvelles encourageantes, ou au contraire une missive qui lui annoncerait la mort définitive de son frère ? Alfred, l’agent des postes, ne passait pas tous les jours. Il desservait cinq villages, et devait marcher quotidiennement plus de vingt kilomètres, son havresac sur le dos, fantassin de la paix chargé de messages tantôt gais, tantôt tristes. Il s’était pris d’amitié pour la jeune fille, laquelle était de loin sa « cliente » préférée, la plus accueillante, la plus avenante. Elle ouvrait sa lettre aussitôt, et dévorait son contenu, l’air affamé, en soupirant plusieurs fois longuement. « Encore rien aujourd’hui ! ». Quelques larmes gonflaient ses paupières, mais toujours elle souriait au facteur, puis lui jouait un petit morceau d’harmonica pour le remercier.

Ce cérémonial durait depuis deux mois, et aucune bonne nouvelle n’était venue la réjouir jusque-là. Le seize novembre, lendemain de la fête du Roi, le brave facteur vint trouver Marie aux premières lueurs de l’aube. Elle était à la grange, occupée à pousser le foin dans les ouvertures au-dessus des râteliers. La poussière la faisait éternuer et tousser. En descendant l’échelle, rouge et échevelée, quelle ne fut pas sa surprise de découvrir Alfred en grande tenue au-devant de l’étable. « Déjà à l’ouvrage ? J’ai une lettre pour vous, beaucoup plus épaisse que d’habitude. Je me suis dit que… ». Sans un mot, la jeune fermière s’empara fébrilement du courrier et franchit la porte de la cuisine, le facteur à sa suite. La mère de Marie était occupée à son fourneau : « Vous prendrez bien une tasse de chicorée avec nous, Alfred ? ».

Déjà, Marie avait soigneusement ouvert la lettre à l’aide d’un fin couteau. Celle-ci contenait une feuille couverte d’écriture, une carte d’infirmière de la Croix-Rouge à son nom, et enfin deux billets de banque tout neufs à l’effigie du roi Albert et de la reine Élisabeth. La jeune fille peinait à lire tant ses doigts tremblaient d’excitation.

« Madame de Launoy a découvert une piste ! Elle me demande de venir, pour identifier un soldat français ou belge devenu amnésique. Il se trouve à Dunkerque, dans un hôpital anglais. Laissé pour mort, il a été ramassé le premier octobre 1918 par des brancardiers néo-zélandais. Ce pourrait être notre Jules à nous, dit-elle, d’après la photo que je lui ai envoyé. Elle n’est pas du tout certaine, car il a également perdu l’usage de la parole : c’est pourquoi quelqu’un de sa famille doit venir le reconnaître. Jeanne nous envoie de l’argent pour payer le train. Elle a tout organisé. Une religieuse m’attendra demain soir à la gare de Bruxelles Centre ; et de là, nous irons le lendemain à Dunkerque avec un convoi de la Croix-Rouge. »

Catastrophée, la mère se tordait les mains de dépit et pleurnichait : « Enfin Marie ! Tu n’as que quinze ans ! Prendre le train pour un aussi long voyage, toute seule ! Tu n’y penses pas sérieusement ? On va demander à un homme du village. »

« Pas question ! Tu as vu de quelle manière ils se sont moqués de nous, à l’Armistice ? La folle, la sorcière, la garce que je suis selon eux, ira toute seule rechercher Jules, si c’est bien lui. Pas question d’y envoyer quiconque à ma place. Le temps de mon absence, on peut demander au cousin Laurent de venir te donner un coup de main. Il viendra, s’il n’a pas oublié toute la nourriture que nous avons donnée à sa famille durant la guerre. »

« T’en fais pas, Maman ! Je prendrai l’harmonica de Jules, il me portera bonheur ! »

Le lendemain matin, habillée de pied en cap pour son long voyage, Marie s’était rendue à pied au point d’arrêt de Villeroux, situé sur la ligne Bastogne-Libramont. Les villageois interloqués la suivaient du regard durant son trajet à travers champs. « Qu’a-t-elle encore inventé, cette grande sotte ? ». Annoncée par son long panache de fumée, la locomotive à vapeur ne se fit guère attendre. Les bancs de bois n’étaient guère confortables, et les escarbilles volaient devant les fenêtres. La jeune fille observait le paysage qui défilait lentement jusque Libramont, et vivait son voyage comme un rêve, une longue marche vers la lumière et la fin de ses malheurs. À Libramont, elle dut attendre pendant une heure le train à destination de Bruxelles. Au chef de gare étonné de voir une si jeune personne voyager seule, elle présenta sa carte d’infirmière et mentit effrontément sur son âge.« J’ai 21 ans ; je dois me rendre à l’hôpital militaire de La Panne ». Sa haute taille et son regard franc amadouèrent le fonctionnaire suspicieux, et Marie put prendre place dans le train bondé. Elle s’était assise à côté d’une mère de famille, veuve de guerre accompagnée de ses trois enfants, toute heureuse d’avoir une personne à qui raconter ses malheurs. La jeune fille se garda bien de dévoiler le but de son voyage. Elle se faisait la plus petite possible, afin de ne pas attirer l’attention, et finalement, les craintes de sa mère lui parurent vaines. Personne ne vint l’importuner, et vers dix-sept heures, elle descendait à Bruxelles Centre sans anicroche.

Là, elle se sentit réellement perdue, et le courage lui manqua ! Tout était tellement immense ! Et tous ces gens qui marchaient dans tous les sens… Comment repérer la religieuse de la Croix-Rouge dans cette cohue ? Marie se saisit du petit harmonica et le serra dans sa main gauche comme un talisman protecteur. Elle se récita une prière et releva la tête fièrement. Les gens se retournaient sur son passage et la dévisageaient, surtout les hommes. Horriblement mal à l’aise, la fille à l’harmonica évitait les rencontres et ne répondait pas quand on l’interpellait. Elle avisa un gars en uniforme, -soldat, gendarme ou fonctionnaire du rail –, et s’adressa à lui en présentant sa carte d’infirmière. « Pardon Monsieur. Une dame de la Croix-Rouge m’attend quelque part dans la gare. Pourriez-vous m’aider à la trouver ? ».

L’effet conjugué de ses grands yeux verts et de son prestigieux sésame fit aussitôt merveille. Avec courtoisie, le gendarme la guida vers la sortie, où l’attendait une dame d’âge incertain, au visage rubicond enfermé dans une coiffe blanche. Ouf ! Elle était sauvée ! La religieuse était flamande, et ne baragouinait que quelques mots de français. Avec une grande douceur, stupéfaite de la voir si jeune, elle invita Marie à la suivre, en lui expliquant vaille que vaille comment la journée du lendemain allait se dérouler. Pour l’heure, un repas et un bon lit l’attendaient à l’hospice des Sœurs de la Charité. Là, la grande enfant venue de sa lointaine Ardenne fit sensation. Son histoire avait déjà fait le tour du couvent, et les religieuses étaient aux petits soins pour elle. Marie se fit traduire leur devise : « Altijd troosten », « toujours réconforter », qui était aussi la devise des infirmières de la Grande Guerre.

Voyage au bout de l’enfer

Revigorée par tant d’attentions et une bonne nuit de sommeil, l’adolescente entama pleine d’espoir la journée du lendemain. Le convoi vers Dunkerque démarra vers sept heures, aux premières lueurs de l’aube. Trois camions brinquebalants se suivaient sur les routes encore défoncées. Marie avait pris place sur un banc de bois, au côté de la Bonne Sœur flamande. Elles étaient secouées dans tous les sens, et tombaient de temps à autre sur les colis entassés, parmi des paquets de vêtements, des caisses emplies de pommes de terre ou d’autres nourritures. Le trajet promettait d’être long et pénible. Les régions traversées n’étaient que ruines : localités aux maisons éventrées, plaines immenses encore labourées de tranchées, constellées d’entonnoirs laissés par les bombardements. La jeune fille voyageait aux portes de l’enfer ; elle imaginait Jules perdu dans ces enchevêtrements de piquets de fer et de fils barbelés. Son cœur se serrait. Elle vomit trois fois au-dessus de la rambarde du camion ; son corps était roué de coups et ses vêtements maculés de saletés.

Vers midi, son calvaire prit fin. Les jambes tremblantes, elle descendit du camion en compagnie de la religieuse, et toutes deux se rendirent à l’hôpital. Le cœur au bord des lèvres, Marie ne put rien avaler du repas frugal, pain et café, que la cantine leur proposait. Elle était arrivée au bout de sa quête, mais à présent elle doutait. Dans son petit village d’Ardenne, elle ne s’était pas rendu compte à quel point la guerre avait été monstrueuse et destructrice, à quel point les champs de bataille étaient gigantesques et bouleversés par les combats. Pauvre insensée elle était ! Les gens de chez elle avaient tout à fait raison ; fallait-il être folle à lier pour imaginer un seul instant que Jules ait pu échapper à la mort !

Elle serra l’harmonica dans sa main, une fois de plus, et décida qu’elle accepterait désormais le verdict du Destin, sans plus jamais se révolter. Une jeune infirmière d’environ trente ans les rejoignit, alors qu’elles étaient encore attablées. Son regard était doux, ses manières affables. Sa stature altière évoquait la Jeanne d’Arc du monument aux morts. « Je suis Jeanne Delaunoy. Et voici Marie ! Je ne vous imaginais pas du tout aussi grande ! Et tellement jeune, mon dieu ! Une enfant géante, et trop mince. Je vais vous faire visiter l’hôpital, venez donc. »

L’innocente adolescente croyait avoir vu l’enfer en traversant les zones de combat, ce n’était rien à côté de la misère humaine et la souffrance qu’elle découvrit en compagnie de l’infirmière. De nombreux blessés gisaient sur leurs lits alignés dans de vastes chambrées. Ils étaient couverts de pansements ; certains n’avaient plus de jambes, à d’autres il manquait qui un bras, qui une main. Ils parlaient entre eux dans une langue qu’elle ne comprenait nullement, et geignaient continuellement. Marie aurait voulu se boucher les oreilles, se cacher les yeux, pour échapper à ce cauchemar. Et si Jules était parmi eux ? Comment le reconnaître ?

Le Temps des Cerises

« Accompagnez-moi. Nous allons visiter le pavillon des f(…), des têtes cassées. C’est là que j’ai retrouvé celui qui nous intéresse. Il est muet, ne vous effrayez pas. La parole lui reviendra avec la mémoire, pour autant que… »

L’harmonica bien calé dans sa paume, la jeune fille s’efforçait de garder son calme. Elle aurait voulu se sauver à toutes jambes, s’enfuir le plus loin possible de tous ces lits de douleurs et rejoindre son foyer au village. Son rêve insensé allait-il se réaliser ? Allait-il voler en éclat ? L’infirmière l’emmena hors du bâtiment ; elles foulaient à présent un sentier dans un vaste jardin arboré. Deux hommes très maigres étaient occupés à bêcher un parterre. L’un d’entre eux arrachait les mauvaises herbes et les jetait dans une brouette. Crâne rasé à blanc barré d’une large cicatrice rosâtre, il marchait voûté en claudiquant sur ses courtes jambes difformes. Jeanne le désigna du doigt. Les deux femmes s’approchèrent de lui lentement, pour ne pas l’effrayer. Marie avait le cœur serré et n’osait encore y croire.

« C’est toi, Jules ? Tu ne me reconnais pas ? Je suis Marie. Regarde-moi ! »

L’homme leva sur elle des yeux inexpressifs, étrangement fixes, comme si elle était invisible. Était-ce bien Jules, ce mort-vivant ? Il lui semblait tout petit à côté d’elle, et tellement fluet ! Elle lui prit la main, alors elle sut ! Mais lui restait sans réaction, désorienté, tout étonné de voir cette grande et belle fille s’intéresser à lui. Elle entreprit alors de lui parler dans le dialecte wallon de leur village, de lui raconter tout le cheminement qui l’avait amenée là, de lui exprimer toute sa joie de l’avoir enfin retrouvé. Une lueur d’intérêt luisait maintenant au fond du regard douloureusement éteint du malheureux. Mais il secouait la tête en silence, sans avoir l’air de comprendre ce qu’on lui voulait. Les efforts de Marie restaient vains et des larmes lui montaient aux yeux. Comment réveiller sa mémoire ?

Sans plus réfléchir, la fille à l’harmonica porta l’instrument à sa bouche et se mit à jouer « La Valse Brune », essayant d’entraîner avec elle l’homme dans sa valse. Mais lui écoutait, bouche bée et yeux écarquillés. Marie enchaîna avec quelques mesures de « Je cherche après Titine », puis « Viens Poupoule », « Il est né le divin enfant », « Les roses blanches ». L’homme s’était assis sur la brouette et écoutait ravi, en battant des mains la mesure.

L’adolescente s’arrêta un instant pour reprendre son souffle. Elle réprima vaillamment ses sanglots en s’exclamant : « J’ai joué pour toi chaque jour, depuis que tu es parti à la guerre. Tu m’avais promis de revenir, Jules ! Quand tu reviendrais, on jouerait ensemble « Le Temps des Cerises » ! Tu m’avais promis ! ». Marie s’étira de toute sa taille, mimant un cerisier aux longues branches chargées de fruits, et se mit à jouer du meilleur de son cœur. Les notes s’envolaient dans le jardin, pour le plus grand plaisir d’un nombre croissant de patients et d’infirmières, attirés par le récital impromptu et cette drôle de musique. « Oh my God ! It’s beautiful, amazing, marvelous ! ».

Jules s’était dressé sur ses pauvres jambes abîmées ; il regardait sa sœur avec stupéfaction, avec adoration. D’un geste rapide, il lui subtilisa le petit instrument et se mit à jouer pour elle son air préféré, tout d’abord hésitant, puis d’une main ferme et d’un souffle assuré.

Marie fondit en larmes et enveloppa le petit homme tout cassé de ses longs bras…

Marc Assin

Retrouvez l’intégralité de ce conte sur www.sillonbelge.be

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