Du paradis à l’enfer

Gisèle avait sept ans en décembre 1944, lorsque le monde s’est effondré autour d’elle, pulvérisé par l’Offensive des Ardennes ! « Tant de souffrances et de tristesse un jour de Noël, ce devrait être interdit. Jésus est né cette nuit-là, et moi j’ai perdu un frère et deux sœurs. Cela s’est passé voici 75 ans, et je n’ai pas encore compris pourquoi… » La tendre vieille dame m’a raconté son Noël sous les bombes, avec ses mots, dans un style primesautier bien à elle, direct et sans calcul. Son cœur de petite fille a parlé, naïf et bienveillant.

Le temps du bonheur…

« J’ai vécu les premières années de ma vie sous l’Occupation. Ce n’était pas si terrible dans une famille paysanne ardennaise, avec mes parents et mes nombreux frères et sœurs. Niché sur une crête non loin de la grand-route Bastogne-Arlon, notre village Sainlez était semblable à toutes les localités qui nous entouraient : une église au beau milieu, avec une quarantaine de petites fermes aux alentours, disséminées au gré des ruelles pentues. La nôtre était accolée à celle de nos voisins. Je n’ai qu’à fermer les yeux et je la revois comme je vous vois : ses murs de schiste, ses encadrements de portes et fenêtres en briques rouges. Le « colleu » (filtre à lait) était suspendu à un crochet, près de l’entrée, au-dessus des seaux et des bidons retournés. La cuisine était pavée de larges dalles sombres et bosselées ; une pompe à eau manuelle surmontait un lourd évier en pierre taillée, placé devant la fenêtre ; une grosse cuisinière à bois trônait contre le mur du fond. Mais tout cela a disparu, brûlé, détruit par la guerre.

Tout le monde était pauvre, selon les critères d’aujourd’hui mais personne ne manquait de rien, ce qui était une richesse en ces temps de misère. Nous mangions largement à notre faim ; nous avions des vêtements toujours propres et bien chauds ; notre logis était modeste mais accueillant ; nous ne ressentions aucune crainte envers qui que ce soit. Maman nous disait seulement de ne pas parler aux soldats habillés de vert foncé, qui passaient quelquefois, en vélo ou à moto. Elle les appelait les « Boches », mais il ne fallait pas dire ce mot tout haut. C’était des Allemands ; ils parlaient un langage fort semblable aux gens du Grand-Duché tout proche.

Si nous avons connu des restrictions, je n’en ai guère souvenir, car nos parents ne se plaignaient jamais, habitués qu’ils étaient de tirer leur subsistance de nos quelques lopins de terre, des cinq vaches et leur suite, du cochon qu’ils cachaient au fond de l’étable et appelaient « Hitler », – mais chuuuuttt !! –, personne ne devait le savoir. La seule corvée de Papa, à ma connaissance, fut de tenir un tour de garde la nuit, de temps en temps, pour surveiller les fils téléphoniques, le long de la ligne du tram, sabotés parfois par l’Armée Blanche. Lui et les autres hommes du village en étaient responsables, sinon, ils devaient réparer eux-mêmes et risquaient d’être emmenés en Allemagne en cas de pannes répétées. Ils ne badinaient pas avec la discipline, ces Allemands !

Je partageais un petit secret avec Maman, rien qu’elle et moi ! Le soir venu, quand Papa était absent, sorti jouer aux cartes chez des voisins ou parti surveiller les poteaux de téléphone, j’attendais que les autres soient endormis, puis je me glissais hors du lit, silencieuse comme « un Sioux sur le sentier de sa mère ». Je descendais près de Maman assise auprès du poêle, et me couchais en chien de fusil, sur une couverture étalée à ses pieds. J’ai vécu là les plus beaux instants de mon enfance ! Ma joue était chatouillée de temps à autre par l’étoffe de sa longue robe ; le cliquetis léger de ses aiguilles à tricoter me berçait, accompagné des pétillements du feu. Une légère odeur de fumée se mélangeait au parfum subtil et particulier du long bas de laine (ou de l’écharpe), qui descendait de l’ouvrage et venait me caresser les cheveux. Plus jamais je n’ai vécu dans ma vie de moment aussi heureux, aussi paisible que ces heures-là au pied de ma Maman… »

… et de l’innocence

« Les enfants étaient préservés : les parents leur racontaient très peu les malheurs de ces temps difficiles. J’ai vécu ma petite enfance dans une certaine insouciance. Ma vie était rythmée par des quotidiens bien réglés : lever, toilette, repas, menus travaux à la ferme (j’adorais et j’adore toujours les animaux), jeux avec mes frères et sœurs, les voisins-voisines, cousins-cousines de notre âge. Les pratiques religieuses animaient le village et rassemblaient les uns et les autres à l’église lors des offices, pour écouter un curé qui nous tournait le dos et parlait tout seul en latin. De temps en temps, une petite tragédie me frappait comme la foudre : le petit chat était croqué par un gros chien stupide et méchant ; un poussin mourait, emporté par un épervier poursuivi par les caquètements désespérés de la poule ; un petit veau commençait à tousser sans pouvoir s’arrêter, puis un jour au matin, il n’était plus dans sa loge. J’en pleurais comme une Madeleine, mais après coup, je me dis que j’aurais dû garder en réserve toutes ces larmes gaspillées, pour les drames à venir, mille fois pires !

Ceux-ci nous guettaient sans rien dire, bien cachés sous les traits de la guerre, dont personne, ou presque, ne nous parlait en famille. En septembre, on nous dit : « Les Allemands sont partis ! », tandis qu’on ramassait les pommes de terre tous ensemble. Bon débarras ! Papa n’avait plus besoin d’aller surveiller les poteaux de téléphone, mais moi, je perdais des soirées avec Maman… Puis la Toussaint est arrivée, ensuite le 11 novembre avec ses drapeaux patriotiques déployés à l’église dans la bonne humeur. Les bêtes étaient rentrées à l’étable pour l’hiver. Chaque midi, j’apportais les épluchures de légumes et de pommes de terre à Blanchette, ma vache préférée. Elle avait de belles cornes arrondies et le bout de ses oreilles était roux ! De longs cils bruns couvraient ses grands yeux sombres quand elle clignait du regard, contente de me voir arriver avec mes friandises. Les jours passaient ainsi, tous semblables, occupés par les petits travaux pour aider Maman, et par les soins donnés aux animaux. En guise de distraction, sur la grand-route, nous allions regarder passer en contrebas des convois militaires américains, interminables et bruyants. Les camions et les jeeps étaient marqués d’une grande étoile blanche, un peu comme celle du berger qui guida les Rois Mages. Pour nous, cette étoile était un signe divin qui nous donnait confiance : elle avait chassé les démons de la guerre !

La Saint-Nicolas est arrivée, au milieu des pluies d’automne accompagnées de brouillards très humides. Le saint patron des enfants m’a offert une pomme bien rouge et luisante, comme celle de Blanche Neige, et de jolies petites bottines brunes, qui ressemblaient étrangement à celles de ma grande sœur, sauf les lacets bien blancs, ai-je dit à Maman, mais celle-ci m’a détrompée, en écarquillant ses beaux grands yeux qui ne mentaient jamais. C’était vraiment des bottines pour moi, reçues de Saint-Nicolas, parce que j’avais été très sage tout au long de l’année ! Je pouvais les garder tout le temps, sauf pour aller dans les étables ; je chaussais alors mes vieux sabots. »

Ils reviennent !

« D’un coup, le temps s’est rafraîchi. La pluie avait cessé, mais des brumes épaisses et tenaces assombrissaient nos courtes journées. Au matin, le givre décorait le village, les ruelles et les toits des maisons ; il dessinait de belles arabesques dans les clôtures en fils barbelés et dans les haies d’épines. Un jour au matin, le 16 décembre, j’ai été réveillée par un lointain roulement de tonnerre ; cela durait, s’amplifiait puis s’éloignait. Il fallait tendre l’oreille, que j’avais très fine, et mes frères et sœurs ne me croyaient pas. « Il n’y a pas d’orage en hiver, tu veux faire ton intéressante… », me disaient-ils. Puis eux aussi ont entendu les grondements, semblables aux grognements d’un énorme chien. Je me rappelai mon petit chat mort durant l’été, sous les dents d’un molosse, et la tristesse me revint. Mes parents avaient la mine soucieuse, et discutaient à mi-voix. Papa, parti aux nouvelles durant l’après-midi, murmura à Maman en rentrant : « ILS reviennent »

Le jour suivant, transis de froid et terrorisés, des réfugiés grand-ducaux s’arrêtèrent chez nous pour se réchauffer et boire une tasse de lait chaud. Ils baragouinaient leur wallon si particulier, dur et guttural comme l’allemand. « Ils sont très nombreux, des centaines de tanks, des milliers de soldats ! Ils sortent de partout. Sauvez-vous vite ! Des villages brûlent chez nous, et ils fusillent des gens. C’est terrible ! Les Américains ne tiendront jamais ! Sauvez-vous ! ». Papa hésitait. Les jeunes hommes du village s’enfuirent tous comme des lapins, au matin du 18 décembre. Puis dans l’après-midi du 19, un imposant convoi de tanks commença à remonter la grand-route vers Bastogne, dans un énorme fracas. Mon frère en compta soixante-sept, suivis de cent véhicules chenillés chargés de soldats, de toute une noria de camions et de jeeps. J’applaudissais de voir toutes ces étoiles blanches défiler en cortège. Après la guerre, j’ai appris qu’il s’agissait d’un groupe de combat de la 10º Division Blindée de Patton. Pourquoi ne se sont-ils pas arrêtés chez nous pour nous défendre ? J’étais fâchée de les voir s’éloigner aussi vite vers le nord.

Nous aurions dû partir, mais Papa hésitait, encore et encore… D’autres réfugiés de passage colportaient des nouvelles parfois contradictoires. Tel village était pris et avait brûlé, tel autre était détruit et avait connu des combats effroyables. Où aller se réfugier ? Papa n’osait se risquer dans le froid glacial qui allait s’intensifiant, avec des enfants en bas âge : ma plus petite sœur n’avait que neuf mois… Et nos vaches, qui les soignerait ? Notre maison ? Le cheval ? Il atermoyait sans fin, à l’image des autres pères de famille de notre petite localité. Peu de soldats américains traversaient notre village. La guerre allait peut-être nous oublier, et passer à côté de nous sans nous toucher ? Il fallait prier, se précipiter à l’église pour réciter des chapelets de « Je Vous Salue Marie ».

Mais la guerre nous a rejoints, l’après-midi du 20 décembre. Une impressionnante colonne de fantassins allemands a investi le village. Combien étaient-ils ? Des centaines, des milliers ? On m’a dit après la guerre qu’il s’agissait d’un régiment de la 5º Division de Parachutistes. Ils étaient venus à pied, depuis le fin fond de leur pays. Ils ne disaient rien et paraissaient très fatigués. Tous se sont précipités dans les maisons et ont pillé les garde-manger, décroché les jambons mis à sécher, descendu dans les caves pour voler des pommes de terre. Ils semblaient mourir de faim, complètement éreintés par leur longue marche.

Dans notre maison, une trentaine de soldats se sont installés, sans avoir été invités. Ils ont réquisitionné toutes les pièces du bas, ainsi que la cave transformée en bunker avec deux mitrailleuses aux soupiraux. Pour nous dix, il ne restait que la petite pièce du « cabouloir », sorte de fourneau très bas qui servait à bouillir le linge et à cuire les restes pour le cochon. Maman souffrait de voir tous ces hommes affalés un peu partout dans sa maison. Ils bourraient du bois dans le poêle sans regarder à la consommation, et faisaient un « feu d’enfer » pour cuire leur tambouille dans une énorme casserole. Cela sentait mauvais, une drôle d’odeur de vieille chaussette mouillée, comme quand on ébouillante les poulets pour les plumer, après leur avoir couper le cou. Maman se demandait pourquoi ces très jeunes gens jouaient à la guerre. Quinze, seize ans ? Quelles mères avaient-ils donc, pour les laisser partir se battre ? Elle put converser avec celui qui semblait les commander, un homme d’âge mûr qui comprenait à peu près le français ». Comment pouvez-vous venir comme ça chez les gens, obliger nos enfants si fragiles à vivre dans une toute petite pièce ? Vous n’avez pas honte ? Et puis, faites attention au poêle à bois, vos gamins vont mettre le feu à la cheminée ! »

L’officier s’excusa à peine : « Madame ! C’est votre faute, pas la nôtre, vous n’aviez qu’à partir ! C’est la faute à la guerre. N’ayez pas peur du feu dans la cheminée, mes hommes font attention. Le déluge de feu viendra des avions américains, quand ils vont venir nous bombarder. Priez pour que le brouillard persiste ! Un bon conseil, fuyez très vite loin d’ici, tant qu’il est encore temps ».Maman fut très impressionnée par le ton de l’Allemand ! Elle parla aussitôt à Papa du « déluge de feu », comme celui qui détruisit Sodome et Gomorrhe dans la Bible. Mais Papa, à l’image de la femme de Loth, semblait changé en statue de sel, frappé de sidération. Partir ? Pour aller où ? Et par ce froid avec les petits, ce serait leur faire attraper la mort. D’ailleurs, très peu de familles s’étaient enfuies. Au contraire, de nombreux réfugiés avaient rejoint notre village, car celui-ci, isolé sur sa crête pentue au milieu des nuages, semblait rester à l’écart des combats qui faisaient rage aux alentours. Et puis, ce serait bientôt Noël, paix sur la Terre aux hommes de bonne volonté : la guerre allait s’arrêter, forcément… »

La peur est blanche, elle est glaçante

« Je suivais partout Maman comme son ombre, accrochée à sa robe comme un poussin caché sous son aile. Son expression terrorisée à l’écoute de l’officier allemand m’avait impressionnée. Ma damnée mémoire me soufflait les moindres mots du soldat. « Attention aux avions, quand vous les verrez, ce sera l’enfer ! ». Alors, anxieuse, je me mis à guetter le ciel, mais celui-ci restait bouché. Le village baignait dans une blancheur ouateuse, vaporeuse et glaciale. Une fine couche de neige recouvrait les prairies, les ruelles et les toits, comme un mouchoir de dentelle immaculée, étalé sur la campagne pour faire joli.

Dites-moi ! Connaissez-vous la couleur de la peur ? Rouge comme le sang ? Noire comme la nuit ? Éblouissante comme un éclair de foudre ? Pour moi, depuis ces jours-là, la peur est blanche, elle est glaçante. Elle vous monte par les pieds et se répand partout en vous. Tantôt, elle se roule en boule au creux du ventre et vous empêche de respirer ; elle vous cloue sur place et paralyse vos membres. Tantôt, elle sort toutes ses épingles et vous pique de partout, comme si une armée de fourmis grimpait sur vos jambes, vos bras et votre torse ; vous voulez les chasser, les écraser, mais elles sont bien accrochées et vous torturent sans fin. Puis la peur grandit, elle devient panique et rentre dans votre tête ; elle vous empêche de penser ; votre cœur s’emballe et l’air vous manque ; vous devez aller au petit coin, c’est plus fort que vous ; il suffirait d’un cri ou d’un geste, pour vous enfuir à toutes jambes, droit devant vous sans regarder où vous allez.

La peur montait, puis refluait. Le doux regard de Maman la tenait à distance un instant, mais il suffisait d’un pleur ou d’un cri, d’une explosion plus rapprochée pour la sentir à nouveau venir m’étreindre. Le meilleur antidote, pour tous les villageois, n’était autre que la prière, des dizaines de « Je Vous Salue Marie » récités sans fin les uns à la suite des autres, avec ferveur et confiance. Ces formules religieuses répétées à l’infini apportaient un grand réconfort ; elles chassaient la peur et empêchaient l’esprit de trop réfléchir. Se placer sous la protection d’une Entité bienveillante, n’était-ce pas la meilleure solution à adopter, quand vous vivez une situation qui dépasse complètement votre entendement ?

Dans mon coin, je priais mon Ange Gardien : « Ange de Dieu, mon bon gardien, défendez-moi des ennemis, conseillez-moi toujours le bien, menez mon âme au Paradis ! ». Je l’imaginais voler au-dessus de moi, dans le frou-frou de ses grandes ailes bleues comme le ciel ! Pauvres anges gardiens ! Ils devaient avoir beaucoup de travail, dans la région… Et les soldats allemands ? Avaient-ils, eux aussi, chacun un ange gardien, avec des ailes vertes sans doute ? Le manque de sommeil et de bonne nourriture commençait à plonger mon esprit dans une sorte de torpeur délirante, entrecoupée de crises d’angoisse, exorcisées vaille que vaille par ma prière à l’Ange.

Nous dormions très mal, mais les enfants disposent de ressources insoupçonnées, en termes de résistance et de courage. Mon souci majeur restait les avions ! Je risquais souvent un regard au dehors, mais ne voyais rien venir. Mais le 23 décembre, un vilain vent d’est se leva et chassa le brouillard protecteur. Les nuages s’effilochaient et s’enfuyaient, poursuivis par une bise coupante. Peu après midi, j’entendis un faible ronronnement dans le ciel. Un petit avion tournait au-dessus du village, sans trop se presser ; il semblait bien inoffensif. Les autres enfants semblaient ravis et montraient les étoiles blanches dessinées sous les ailes. Les Allemands semblèrent tout à coup très inquiets, et se précipitèrent à l’intérieur des maisons, nous intimant à faire de même. Et puis d’un coup, les premiers obus commencèrent à tomber, de-ci de-là, dans des fracas indescriptibles. Un seul tomba sur le village, et fit ses premières victimes. Vite, je rentrai à l’intérieur et m’accroupis, la tête entre les mains en me bouchant les oreilles. C’était mille fois pire qu’un coup de tonnerre, avec un bruit épouvantable et le sol qui vibrait sous nos pieds. Puis tout s’arrêta.

Le lendemain dans la journée, l’avion qui semblait si joli avec ses étoiles sous les ailes, revint au-dessus du village. Il me fit cette fois songer à l’épervier qui avait emporté mon petit poussin, et son ombre sur la neige m’emplit de terreur. Il s’agissait d’un avion d’observation qui renseignait l’artillerie, et l’aidait à régler ses tirs. Le cauchemar recommença bientôt, mais cette fois, deux maisons furent touchées et commencèrent à flamber. Papa éprouvait les pires craintes pour la nôtre, car les soldats allemands avaient érigé une antenne radio au-dessus de la grange. Cette fois, la peur ne me quittait plus, malgré mon ange gardien, et je ne voulais plus qu’une chose : partir loin de chez nous au plus vite!! Nous étions le 24 décembre, et nous nous apprêtions à vivre le pire Noël que le Diable ait jamais inventé… »

Noël sous les bombes

« Le réveillon, la messe de Minuit… nous n’y songions guère, tant les événements se précipitaient autour de nous. Les Allemands, quant à eux, avaient déniché un énorme volatile et l’avaient mis à cuire sur notre cuisinière à bois. L’odeur de graisse brûlée de la « dinde » de Noël piquait aux yeux et faisait tousser, mais les soldats semblaient ravis. De temps à autre, guidée par le maudit petit avion étoilé, l’artillerie expédiait sur notre village une salve d’obus. L’antenne placée au-dessus de notre grange avait sans doute été repérée, car un projectile incendiaire atterrit sur le toit, qui se mit à flamber. Cloîtrés dans la petite pièce du cabouloir, nous vîmes bientôt des flammes lécher la porte qui nous séparait du fenil. Papa se décida à fuir, pour nous emmener… chez nos voisins mitoyens ! Les Allemands étaient montés sur le toit et s’efforçaient d’éteindre le feu. Peine perdue ! Maman et mes frères aînés avaient détaché les vaches, lesquelles, par la force de l’habitude, se dirigèrent vers les bacs en pierre de l’abreuvoir public, comme elles le faisaient matin et soir. Elles ne savaient que faire de leur liberté ; elles se mirent à tourner autour des maisons stupidement, au lieu de s’enfuir au loin.

La maison de nos voisins commença à flamber à son tour, sous la pluie d’obus au phosphore, lequel occasionnait des brûlures atroces aux malheureux blessés. Il nous fallut quitter notre abri provisoire et rejoindre l’étable de la ferme d’en face, où septante personnes se pressaient désormais, terrorisées par des événements qui défiaient leur imagination ! Avec la nuit, les tirs d’artillerie se firent moins fréquents, mais la pression sur le village ne se relâchait pas. Les Allemands restaient stoïques, habitués qu’ils étaient sans doute à ce genre de situation. Ils chantaient même ! Des cantiques de Noël, dont leur émouvant « Stille Nacht », une « douce nuit » qui ne l’était pas du tout… Nous nous tenions par la main, mes sœurs et moi. Les plus grands réconfortaient les plus petits et tout le monde priait un peu n’importe comment. Je gratifiais mon ange gardien d’appels insistants, mais celui-ci semblait avoir disparu : peut-être avait-il peur, lui aussi ? Ou fêtait-il Noël avec ses amis chérubins et séraphins, tout là-haut au Paradis ? Maman nous quitta au milieu de la nuit, et partit sous les bombes aider une jeune femme à accoucher, dans un îlot de vie miraculeusement préservé, au milieu des fermes incendiées. Elle courut chercher le médecin allemand, mais celui-ci déclara qu’il s’agissait d’un acte naturel, et qu’il avait trop de travail avec ses blessés. La naissance se déroula au mieux, nous raconta Maman, puis le docteur vint tout de même voir si tout s’était bien passé.

Étrange nuit, en vérité ! Ai-je rêvé, ai-je dormi, ai-je prié ou crié ? Mes souvenirs sont imprécis et se noient dans un cauchemar qu’il m’est pénible et quasi impossible de raconter avec précision. Au terme de cette interminable veillée, le jour de Noël se leva, paisible et radieux dans l’air matinal glacé. Le ciel bleu pâle, strié de nuages effilochés, s’emplit soudain d’une vaste rumeur. Des avions trapus approchaient par dizaines en vrombissant comme un vol de bourdons, ou plutôt d’épouvantables guêpes. L’Apocalypse se déchaîna sur notre village, écrasé par une pluie de bombes et de roquettes, haché par des mitraillages rageurs. Le déluge de feu annoncé par l’officier allemand se déchaînait autour de nous. Je m’étais roulée en boule au pied d’un mur comme un chaton pris au piège, oreilles bouchées et yeux fermés sous mes bras serrés à faire mal. Mon nez touchait mes petites bottines reçues de Saint Nicolas et je respirais leur fugace odeur de cuir. Un énorme choc secoua mon rempart, puis le silence revint peu à peu. Des adultes sortirent prendre des nouvelles, et nous interdirent de les suivre. Ils rentrèrent quasi aussitôt, consternés, épouvantés par la vision de corps déchiquetés. Une bombe scélérate, destinée à un panzer antichar, avait explosé dans une étable et tué vingt-huit civils innocents ! Je ne l’appris que beaucoup plus tard… Personne ne nous mit au courant du drame, mais les visages défaits de nos parents reflétaient la vision d’horreur qui nous attendait au dehors. Une fois leur mission accomplie, les chasseurs bombardiers avaient disparu, ornés de ces étoiles blanches que je trouvais si jolies. Un silence lourd de menaces nous enveloppait : nous vivions un Noël en enfer ! »

La mort est rouge, elle est brûlante

« L’étable où nous étions réfugiés disposait d’un plafond bétonné, mais celui-ci était fissuré par endroits. Deux braves vaches, encore attachées à leur auge, donnèrent quelques litres de lait, aussitôt distribué aux enfants. Les avions revenaient régulièrement, comme s’ils jouaient à nous faire peur, comme un chat joue avec une souris ou un oiseau. De temps à autre, on n’entendait plus rien au-dehors, puis l’enfer recommençait, annoncé par le vrombissement des chasseurs-bombardiers. Aujourd’hui encore, les avions qui volent au-dessus de moi à basse altitude, font battre mon cœur à toute vitesse et vident mes jambes de toute leur force…

La situation était intenable, et pourtant, nous restions au village. Il était trop tard pour partir… Ou trop tôt ? Les soldats américains allaient bientôt venir nous délivrer, pensaient nos parents, d’une heure à l’autre. Les bombardements étaient censés chasser les Allemands, ou les forcer à se rendre. Il leur aurait suffi de sortir les bras levés en l’air en signe de reddition, et la tempête de feu se serait arrêtée. Mais ces démons de soldats verts n’en avaient nullement l’intention. Malgré leurs nombreux tués et blessés, ils restaient à leurs postes, barricadés dans les ruines. Ils nous criaient de partir au loin, car la bataille allait commencer ; ce serait pire encore, avec l’arrivée des GI’s américains. Le jour de Noël s’acheva dans l’effroi, rythmé par les bombardements, dans une ambiance surréaliste, où le froid et la faim se mariaient à une peur omniprésente, expectative, horrible et fascinante.

Le 26 décembre au matin, les chasseurs bombardiers revinrent sonner le réveil. Par une fenêtre de l’étable, je les observais passer au-dessus de nous. Certains avaient deux queues et mitraillaient des objectifs invisibles. Des traits lumineux intermittents striaient le ciel dans des miaulements suraigus. Des chocs sourds frappaient la maison, comme une averse de grêlons sur un toit de tôle. L’étable s’emplit tout à coup de fumée ; celle-ci rampait sous le plafond de l’étable et s’enroulait en volutes brûlantes. Nos yeux piquaient et nos gorges étaient irritées. En quelques poignées de secondes, tous les réfugiés se précipitèrent au-dehors. Je tenais mes frères et sœurs par la main, pour ne pas me perdre dans la cohue. Pour vous décrire la panique de tous ces malheureux, une image me vient à l’esprit : quand on battait les céréales, on attendait de soulever la dernière gerbe, car sous celle-ci s’étaient réfugiées des dizaines de souris ; une fois ce dernier refuge envolé, les petites bêtes se sauvaient dans tous les sens, sans trop regarder où elles allaient.

C’est exactement ce que firent les septante villageois confinés dans l’étable, une fois celle-ci incendiée. Des petits groupes s’enfuyaient, à gauche, à droite, droit devant ou dans le sens contraire. Autour de nous, tout n’était que cendres et fumées, poussières et poutres noircies. Nous les enfants, bondissions comme des chevreuils au-dessus des décombres, sans direction précise, préoccupés surtout de rester ensemble avec nos parents, frères et sœurs. Instinctivement, nous avions pris le chemin qui conduisait à l’abreuvoir public, puis s’enfonçait dans la campagne vers un petit bois de sapins. Près des bacs de pierre, ma Blanchette était couchée, ses quatre pattes tendues vers le ciel et son ventre ouvert par une plaie monstrueuse. Ses longs cils bruns étaient frangés de givre, et ses yeux exorbités pleuraient. Papa dit alors : « Nous allons tous mourir… ».

Le plus vite possible, nous nous mîmes à courir vers le bosquet de sapins, situé à trois cents mètres environ. Chaque fois qu’un avion arrivait, nous nous couchions à terre, à même la neige, sans ressentir ni le froid ni aucune douleur. Les clôtures de barbelés étaient rapidement traversées, quitte à laisser des lambeaux de vêtements ou des bouts de peau accrochés aux piquants acérés. Non loin du petit bois, je vis nettement des silhouettes vertes de soldats allemands courir se mettre à l’abri et sauter dans des tranchées. L’un d’entre eux nous faisait de grands signes. Pour nous inviter à les rejoindre ? Pour nous dire de partir ? Les avions éperviers arrivèrent sur nous en rase-motte. En quelques enjambées, nous bondîmes sous les arbres, et je me roulai en boule au milieu de mes frères et sœurs. Une main invisible me souleva, et un grand voile rouge couvrit mon regard. Une cruelle morsure avait pris mon pied en tenaille ; tout n’était que cris et hurlements autour de moi.

La mort est rouge, elle est brûlante. Mon corps était endolori de partout, comme écrasé sous un poing géant. Un curieux sentiment d’hébétude m’avait saisi : la peur m’avait quittée, et j’éprouvais une certaine indifférence, comme si j’assistais à notre malheur en spectatrice, sans être moi-même concernée. Ma grande sœur était tuée, la nuque brisée par un tronc d’arbre. Maman berçait deux poupées inertes et ensanglantées : mon petit frère et ma petite sœur, suppliciés par des éclats d’obus… Papa était blessé à un genou. Ma bottine droite était déchirée et pleine de sang, et je restais sans bouger, malgré les cris des autres qui me hurlaient de me sauver avec eux. Une jeune femme m’empoigna, et le groupe des vivants épouvantés s’enfuit au plus vite, loin de ce bosquet maudit.

À partir de ce moment, les souvenirs me manquent. Je me souviens de ces champs de neige interminables, des traînées de sang qui marquaient notre passage, de cette brûlure infernale qui gagnait tout mon corps et engourdissait mon esprit. Tantôt l’une, tantôt l’autre me portait. Notre fuite éperdue trouva son épilogue dans un petit village, où stationnaient des camions de couleur brun-vert, au capot garni d’une étoile blanche. Les soldats américains me terrorisaient autant que les soldats allemands. Mais tout est vague dans mon esprit, si ce n’est cet étau de feu qui enserrait mon pied, et cette vaste torpeur de tout mon être, qui m’empêchait de penser, de m’émouvoir ou de prier. Le soir même, -ou le jour suivant ? –, un véhicule emmena les blessés dans un hôpital, loin des combats. Entre périodes de semi-conscience et d’évanouissement, mon esprit divaguait dans des pensées confuses, comme un petit animal perdu à la recherche d’un abri rassurant. Les cahots ravivaient mes douleurs, puis je commençai à flotter sans plus rien ressentir, sans doute sous l’effet d’une piqûre de morphine. Un sommeil miséricordieux me gagna ; il me prit par la main et m’emmena dans son cocon soyeux, calme et reposant, loin des bombes et de la mitraille.

Je me réveillai dans un lit, entourée de barreaux, désorientée, échouée dans un univers totalement étranger. Mon premier réflexe fut d’appeler Maman : une dame en blanc s’approcha aussitôt. J’étais vêtue d’une robe de nuit toute poisseuse de sang séché. J’avais saigné par le nez et je peinais à respirer ; mes petites bottines avaient disparu et mon pied droit était emmailloté dans un gros pansement rouge de sang. Mais curieusement, je n’étais pas malheureuse, seulement vidée de toute émotion. Mon ange gardien avait fait son boulot, puisque j’étais vivante. Je sentais qu’il était revenu à mes côtés, et qu’il allait m’aider à traverser les dernières épreuves qui m’attendaient désormais. Je demandai à l’infirmière s’il serait possible d’avoir une tasse de lait chaud. J’avais quitté l’enfer, et je pouvais prier :

« Ange de Dieu, merci ! Mon bon gardien, défendez-moi des ennemis, conseillez-moi toujours le bien, reconduisez-moi vite au Paradis ! »(À suivre…)

Au printemps prochain, Gisèle nous racontera son retour à la vie, comment elle reconstruisit son Paradis…

Marc Assin

Le direct

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