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La viande bovine, comme un bateau ivre…

Temps de lecture : 5 min

Par les temps qui courent, réfléchir n’est pas un luxe, ni un passe-temps pour « intellos » qui n’ont rien de mieux à faire pour se rendre utile. Il faut ouvrir tout grand les yeux et regarder autour de soi ; tendre l’oreille aux quatre vents ; prendre de la hauteur, changer de perspective, garder toute sa lucidité. Essayer humblement de discerner la marche des choses, sans se voiler la face ni s’émouvoir : comprendre par exemple pourquoi le marché de la viande bovine semble naviguer comme un bateau ivre, sans gouvernail, jouet à la dérive sur un vaste tourbillon qui l’entraîne peu à peu vers un abîme béant…

Pourquoi ?

Une sombre fatalité semble peser sur le commerce des bovins viandeux, et cela dure depuis trente ans ! Si l’on compare les mercuriales de 1988-1989 avec celles d’aujourd’hui, on retrouve des chiffres très semblables, des prix de vente à la ferme inchangés, comme si le temps s’était figé, comme si une main invisible avait gelé les cours des produits agricoles pendant toutes ces années ! D’aucuns prétendront qu’il est facile de trouver des explications : offre supérieure à la demande ; baisse constante de la consommation et montée du végétarisme ; concurrence des viandes blanches, lesquelles sont produites par des animaux très fertiles, porcs et volailles, nourris aux céréales et soya industriels ; exportation limitée, particulièrement du Blanc-Bleu belge. Chacun connaît ces pierres d’achoppement qui freinent et font trébucher le commerce des bovins. Mais encore ?

Continuons notre enquête. Aujourd’hui, le pire est arrivé, en ce qui concerne les bovins de races viandeuses : l’été 2018 s’achève sur une baisse de 10 à 20 % des prix des animaux sur pied… Nos capitaines invoquent la crise turque et la sécheresse pour expliquer cette chute catastrophique, qui vient alourdir le passif d’un marché déjà poussif, lequel marché n’en demandait pas tant, pour descendre une fois de plus aux enfers. N’imaginez pas pour autant que ce marasme touche l’ensemble de la filière de la viande bovine en Europe ! Et c’est là tout notre malheur. En ce qui concerne le bétail ordinaire (classé «O» et «R» sur l’échelle de cotation S.E.U.R.O.P), les prix de 2018 sur le marché européen ont été supérieurs à ceux de 2017 jusque fin juillet. Pour ces viandes «à hamburgers», les perspectives sont bonnes, avec des prix soutenus. Dès lors, au vu des statistiques chiffrées, positives et optimistes, les technocrates européens risquent de nous rire au nez si on leur parle de la situation difficile des producteurs de viande bovine. Les voyants sont au vert dans tous les pays de l’Union, sauf en France et en Belgique, qui proposent des carcasses de qualité supérieure. Le Blanc-Bleu belge, et ses animaux abattus classés «S» pour la plupart, est réellement le dindon de la farce, et ce, quatre mois avant Noël !

Parlons maintenant du commerce mondial, et de cette fameuse balance import-export… Le bétail européen de qualité ordinaire s’exporte raisonnablement bien, et la balance commerciale de l’Union est positive… en volume, mais négative en valeur ! C’est facile à comprendre, car on importe chez nous des morceaux nobles et on exporte la viande dite «de fabrication» de moindre valeur. Avec ces bons morceaux venus d’ailleurs, le BBB subit une concurrence déloyale, et c’est peu de le dire. Le pire risque d’arriver si le Mercosur obtient des quotas d’importations revus à la hausse, ce qui lui permettra de noyer notre marché de leur viande bovine produite à bas coût. Pourtant, aux yeux des eurocrates, encore une fois, tout va très bien Madame la Marquise, puisque les flux commerciaux sont dynamiques. Seules nos races à viande trop performantes sont impactées. Par exemple, le commerce des vaches culardes moins jeunes, est en train de plonger bien plus bas que le ras des pâquerettes.

Et sur le terrain, que disent les marchands de bestiaux ? Ils proposent des prix faiblards, prétextant les raisons énoncées ci-dessus. La loi des marchés est impitoyable, et ce ne sont pas des philanthropes : cela se saurait… Ils déplorent bien entendu le climat actuel, mais se plaignent également des restrictions commerciales, normes sanitaires et de bien-être animal, lesquelles entravent et ralentissent parfois fortement les tractations commerciales. D’une manière générale, pour bien assurer sa fonction, le commerce a besoin de souplesse et de fluidité dans ses mouvements. Ce n’est guère le cas, disent-ils. Les règles d’identification animale sont sévères et trop compliquées, sans parler du programme de lutte contre l’IBR, particulièrement astreignant. Le transport de bovins vivants est strictement réglementé, et impose des contraintes exagérées. Bref, leurs marges de manœuvres se réduisent sans cesse, affirment encore les marchands, ce qui nuit grandement à la vitalité du commerce, déjà mise à mal par la crise actuelle.

Et dans nos fermes, comment faut-il réagir ? En avons-nous la possibilité ? Le cheptel est là, trop nombreux sans doute, avec trop de naissances – sans doute faudrait-il les limiter ? – et une trop grande productivité qui nous place en offre excédentaire, pour une viande dont la consommation ne cesse de diminuer. Tout semble se liguer contre nous : les conditions climatiques, les soubresauts politiques internationaux, un commerce freiné par des entraves sanitaires et administratives. Nos races à viande et particulièrement le BBB, élevées dans des conditions trop coûteuses, semblent dépassées, hors course, essoufflées et définitivement distancées par les bovins ’’ordinaires’ et les viandes blanches, en attendant demain ou après-demain l’arrivée massive des substituts de viande végétariens…

L’heure des choix a sonné, mon cœur saigne de vous l’écrire. La fuite en avant ne peut durer indéfiniment, nez dans le guidon, yeux bandés et oreilles bouchées. Chacun tirera ses propres conclusions et agira au mieux, sans cesser de penser que notre agriculture d’élevage est attachée, pieds et poings liés au mât d’un bateau ivre…

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