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Évolution de l’homme, agriculture, commerce…

l’alimentation reflète les mutations de notre société

Si l’alimentation a conditionné l’évolution de l’Homme et de sa physiologie, elle est également le reflet des différentes transformations qu’a connu notre société et ce, depuis la Préhistoire et jusqu’à aujourd’hui. Des premiers fromages, fabriqués suite à

la domestication animale, au retour du « vrai » goût du terroir, en passant par l’utilisation d’épices ramenées d’Orient, notre cuisine se veut le témoin des grands moments de l’Histoire.

Temps de lecture : 10 min

Un voyage dans le temps en compagnie de Pierre Leclercq, historien de la gastronomie et conseiller scientifique au Préhistomuseum de Flémalle, nous permet de retracer l’évolution de notre société à travers notre alimentation mais aussi de découvrir des pratiques culinaires fortement éloignées de celles que nous connaissons actuellement.

À la Préhistoire, dentition et cerveaux évoluent

L’histoire de l’évolution est très complexe. Au rythme des recherches qu’ils mènent, et des découvertes qui en découlent, des scientifiques du monde entier tentent de la reconstituer depuis plusieurs dizaines d’années. C’est ainsi que l’on en sait tous les jours un peu plus sur l’histoire des Hommes modernes (Homo sapiens) que nous sommes.

« Il y a 3,8 milliards d’années, la présence d’eau était une condition sine qua non pour voir apparaître les premiers organismes vivant sur Terre, des unicellulaires. Petit à petit, ceux-ci ont évolué, permettant la venue de cellules à noyau, dites eucaryotes, il y a 1,6 milliard d’années. Les premiers poissons et insectes datent d’il y a 450 millions d’années mais ce n’est qu’il y a 350 millions d’années que les vertébrés colonisent la surface terrestre », résume Pierre Leclercq. Les premiers mammifères apparaissent voici 200 millions d’années environ tandis que les primates voient le jour il y a 65 millions d’années et les singes il y a 30 millions d’années.

Dès ce moment, tout s’accélère. « Il y a 15 millions d’années, les primates font face à un recul des surfaces forestières, suite à un épisode de réchauffement climatique, et doivent trouver des alternatives aux feuilles et insectes dont ils se nourrissent. Ils se tournent alors vers les racines, tubercules et fruits à coques, ce qui entraîne une évolution de leur dentition et leur fournit de grandes quantités d’énergie. » De cette évolution naîtra, il y a 5 millions d’années, l’Australopithèque. Celui-ci n’est pas encore un homme mais n’est plus tout à fait un singe. Ayant un accès limité à la viande, l’Australopithèque à la bonne idée d’éclater et de tailler des silex pour les rendre tranchant et ainsi se faciliter la tache. C’était il y a 3 millions d’années.

« Cet outil lui permet d’accéder à une plus grande quantité de viande, et donc de protéines. Cela contribue au développement de son cerveau », poursuit-il. L’histoire continue et plusieurs espèces d’hommes apparaissent, se croisent, évoluent, disparaissent… et finissent par domestiquer le feu voici 600.000 ans. « La cuisson de la viande et des légumes permet de réduire la quantité d’énergie consacrée à la digestion. Celle-ci est alors redirigée vers le cerveau qui poursuit son développement. » L’alimentation a donc une influence directe sur l’évolution.

À titre de comparaison, les primates consacraient près de 8h par jour à la mastication contre 1h30 pour les ancêtres de l’Homme moderne. Ce gain de temps, conjugué à l’accroissement des facultés cognitives, permet à nos ancêtres de développer leurs techniques de chasses. Ils mangent ainsi plus de viande, développant encore leurs facultés.

Le chasseur-cueilleur devient agriculteur

Voici 300.000 ans, Homo sapiens, espèce à laquelle nous appartenons encore aujourd’hui, quitte l’Afrique et colonise l’Europe où les autres espèces d’Hommes finissent par disparaître. S’il maîtrise le feu et les techniques de chasse, Homo sapiens connaît également les plantes et les champignons. Le chasseur-cueilleur est né ! « Proche de la nature, Sapiens s’en éloigne également en développant de nouvelles techniques de cuisson », explique Pierre Leclercq. Cuisson à la broche ou au four (enterré), viande bouillie… font ainsi partie de son quotidien.

En Europe, une nouvelle étape, importante dans l’évolution sociétale et physiologique, est franchie en 7.000 avant Jésus-Christ : des chasseurs-cueilleurs deviennent agriculteurs suite à leur sédentarisation. « À l’échelle mondiale, la domestication des animaux et le développement des cultures sont apparus au Proche-Orient il y a 10.000 ans. Cela a pris plusieurs milliers d’années pour apparaître et se répandre à travers les continents », précise-t-il.

L’agriculture s’est propagée en même temps dans plusieurs régions du monde où l’Homme se sédentarise. C’est ainsi que la culture du riz et l’élevage de poulet se développent en Chine, où est également domestiqué le pêcher. En Nouvelle-Guinée, ce sont la banane, l’igname et le taro qui sont cultivés. L’Amérique du Sud, et plus particulièrement la cordillère des Andes, est le site d’un nombre important de domestication : tomate, courge, maïs, cacao, ananas, arachide, avocat, patate douce…

La cuisine se construit progressivement. Les techniques existantes sont perfectionnées, d’autres apparaissent. De nouveaux produits intègrent le régime alimentaire, comme la moutarde, les soupes, le fromage ou les galettes de blé. « De la domestication des animaux découle leur traite. On sait ainsi avec certitude que la transformation du lait en fromage avait déjà lieu en 7.000 avant Jésus-Christ. » De même, les céréales sont moulues en une farine aussi fine que celle que l’on utilise aujourd’hui. Elle permet de réaliser des galettes et, en 6.000 avant Jésus-Christ, du pain. « Cela permet de conserver les aliments. » Miel et sel intègrent aussi la cuisine de nos ancêtres.

En outre, les ustensiles de cuisine se modernisent. Le four quitte le sol pour devenir un four similaire au four à pizza que nous connaissons. Les paniers et des racloirs sont créés ; les premiers pour la cueillette, les seconds pour ôter la peau des viandes. La découverte de la soupe s’accompagne de la fabrication des premières louches.

L’Homme s’intéresse aussi aux boissons. Les premiers breuvages alcoolisés seraient nés en 7.000 avant Jésus-Christ tandis que les premiers vins seraient apparus 500 ans plus tard.

L’Antiquité, le temps des banquets et des épices

Vers 3.500-3.000 avant Jésus-Christ, la Préhistoire prend fin et cède sa place à l’Antiquité, avec la découverte de l’écriture. D’un point de vue agricole, la civilisation égyptienne se montre plus performante que la civilisation romaine, plus proche de nos contrées, en raison des crues du Nil fertilisant les terres.

Les paysans romains développent le système à jachère dans nos régions tempérées. Ils commencent également à fertiliser les sols, en mettant leurs animaux en pâture le jour et sur les champs le soir ; leurs déjections améliorant ainsi la fertilité des terres cultivées. « Malgré ces avancées, l’agriculture romaine reste peu performante. Cela s’explique en partie par leur colonisation de la Gaule et de l’Égypte qui sont de véritables greniers à nourriture », détaille Pierre Leclercq.

L’Antiquité, c’est le temps des premiers banquets. Les mœurs évoluent : les participants se lavent, se parfument… Quant au repas à proprement parler, il se compose de viande provenant d’un animal sacrifié en l’honneur d’un dieu. En outre, le vin est coupé à l’eau. « Les Romains souhaitent rester sobres durant ces banquets, car ils sont en présence des dieux. »

C’est également durant l’Antiquité, et plus précisément au Ier siècle avant Jésus-Christ, que se développent l’approvisionnement et le commerce. Les Romains partent vers de nouveaux horizons, notamment en Inde, d’où ils ramèneront des épices destinées principalement aux classes les plus riches.

Au retour des marins, on retrouve dans les cales des bateaux du poivre, qui est sans aucun doute l’épice la plus prisée à l’époque, le costus (une racine très parfumée de l’Himalaya), le nard (issu du rhizome d’une plante asiatique) ou encore l’ase fétide (une plante condimentaire dont on extrait la résine de la racine). « Ces épices se mêlent à diverses herbes et aromates (livèche, menthe, coriandre, origan, sarriette, aneth, thym…) mais aussi à du miel et du vinaigre pour former des sauces très parfumées qui accompagnent tant les viandes que les poissons. »

Ces divers ingrédients, venant ajouter une touche d’exotisme au quotidien, ne sont toutefois accessibles qu’aux classes sociales supérieures. Les « simples » citoyens se contentent de viandes bouillies avec des céréales, d’un peu de poisson, de fromage, d’œufs et des légumes de leur potager.

L’Antiquité se prolongera jusqu’au Ve siècle, durant lequel éclôt la dynastie mérovingienne qui régnera sur une majorité de la France et de la Belgique mais aussi sur une partie de la Suisse, de l’Allemagne et des Pays-Bas. Dans les assiettes, les épices et autres aromates restent omniprésents. On y retrouve, par exemple, le galanga, un cousin du gingembre que l’on utilisera dans les cuisines européennes jusqu’au XVe siècle.

Au Moyen-Âge, médecine et prestige se conjuguent dans l’assiette

Au Moyen-Âge, qui débute en 476 et se prolonge jusqu’en 1492, la cuisine reste très épicée et aromatisée mais diffère malgré tout de la cuisine pratiquée durant l’Antiquité.

« Elle s’articule autour de trois poivres : celui que nous connaissons encore aujourd’hui, qui est blanc ou noir selon son niveau de maturité, le poivre cubèbe, importé d’Indonésie, et le poivre long », explique Pierre Leclercq.

À cela s’ajoute de la menthe, du gingembre, du safran, de la cannelle ou encore de la noix de muscade. Les cuisiniers découvrent également la graine du paradis (ou maniguette), la seule épice rapportée d’Afrique de l’Ouest. « Elle apporte une touche brûlante aux plats, comme on l’aime au Moyen-Âge. » Fait plutôt original, deux substances utilisées aujourd’hui en parfumerie avaient une place importante dans le garde-manger de l’époque : l’ambre grise (une concrétion intestinale du cachalot) et le musc.

« Presque toutes les recettes étaient chargées d’épices et d’arômes, pour des raisons de croyance médicinale mais aussi de prestige social. » En effet, plus le panel d’épices était diversifié, plus l’hôte montrait qu’il occupait une place importante dans la société.

Sur les tables des banquets, organisés par les classes sociales les plus élevées, l’opulence est de mise. On y retrouve jusqu’à plus de 100 plats différents, car la hiérarchie sociale se retrouve également dans l’assiette. « Les mets diffèrent selon la classe sociale à laquelle on appartient. Ainsi, un prince et un baron assis à la même table ne partageront pas les mêmes plats. » Et plus on s’éloigne du prince, moins les plats seront prestigieux. Si l’élite profite de nombreuses viandes issues de la chasse ou d’animaux domestiqués, de poissons, de fruits et de fromages, les paysans, eux, se contentent de céréales (seigle et avoine sous forme de pain, bouillie ou pâtes), de soupes de légumes et de fromages. Les épices et aromates leur sont financièrement inaccessibles.

Quant aux boissons, le vin et la bière sont conseillés au détriment de l’eau, considérée comme n’étant pas saine pour la santé.

Le retour du vrai goût des aliments

Ce système basé sur les arômes et épices s’effondre durant les Temps modernes, à la fin du XVe siècle, et se prolonge à travers l’Époque contemporaine, du XVIIIe siècle jusqu’à aujourd’hui. « Petit à petit, on recherche le goût original des aliments et non plus les prétendues vertus des épices. À ces époques, les cuisiniers estimaient que ceux qui les ont précédés ne respectaient pas suffisamment les produits qu’ils travaillaient », détaille Pierre Leclercq.

Aujourd’hui encore, on retrouve ce discours vantant l’importance de cuisiner des ingrédients frais et du terroir, dans le respect de ceux qui les ont produits. À cela se mêle une vague de redécouverte de la cuisine épicée, notamment via les plats africains et asiatiques. « Nos palais se sont réhabitués à ces saveurs que nos grands-parents ne connaissaient pas, eux qui imaginaient des plats, sucrés ou salés, à base de poivre, noix de muscade, vanille et cannelle. » À nouveau, la cuisine européenne a changé, s’inspirant de recettes du monde entier. Et ces évolutions ne sont pas près de s’arrêter, pour le plaisir de nos papilles gustatives.

J.V.

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