faites vos jeux !
Lait, viande et céréales dans le rouge, jours noirs, impairs et manques : faites vos jeux, rien ne va plus ! Sur quelle case faut-il miser à l’heure d’aujourd’hui ? Les dés sont-ils pipés ? Faut-il changer de table de jeu, rebattre ses cartes et jouer son va-tout dans d’autres spéculations, « se diversifier », comme le recommandent les croupiers au casino de nos ministères ?
Prudence ! Se diversifier équivaut quelquefois à jouer à la roulette russe. Bien sûr, à la télé et dans les journaux, on ne montrera que des exploitations où la diversification semble avoir « réussi », avec des agriculteurs au visage épanoui et heureux. Mais derrière ces images d’Épinal se cachent peut-être des réalités parfois moins roses… Alors, que faire ?
Le soleil a beau luire comme jamais en cette fin d’août et nous donner un bronzage d’Andalou, le ciel reste plombé dans nos cœurs ; de gros nuages aux couleurs ultra-libérales s’amoncellent à l’horizon et nous bouchent notre avenir. L’élevage bovin vit des heures grises : lait au trente-sixième dessous, viande rouge clouée au pilori et délaissée, tandis que les céréales connaissent une année record négative. Hélas, la majorité des agriculteurs wallons ont placé toutes leurs mises sur les cases de ces deux grands classiques, et se sont (trop ?) spécialisés. N’a-t-on pas oublié un précepte très cher à nos aïeux paysans, à savoir « ne jamais mettre tous ses œufs dans le même panier » ?
Avions-nous le choix ? La spécialisation à outrance n’était-elle pas le credo absolu des dernières décennies ? Un credo économique, agronomique, technologique et surtout… bureaucratique. Autrefois, une exploitation faisait un peu de tout : céréales, pommes de terre, prairies, chevaux, vaches, cochons, moutons, volailles, lapins, avec de grands vergers et de beaux potagers dans certaines régions, des ruchers, voire des étangs de pisciculture ! Excusé du peu… Mais aujourd’hui, il faudrait déclarer tout cela, remplir des dizaines de fiches, médailler des animaux, calculer sa charge d’effluents, compléter ses carnets de champs, etc, etc. On deviendrait fou.
Autres temps, autres façons de travailler… Ces multiples spéculations s’imbriquaient et se complétaient l’une l’autre. Les fermiers remplissaient des tâches absolument interdites aujourd’hui, comme castrer eux-mêmes les porcelets, tuer et découper les animaux sacrifiés. Ils vendaient du beurre, des œufs, du fromage, de la viande, aux particuliers ou au petit commerçant du village. Même en rêve, on n’oserait y songer en 2016, tant les normes à respecter sont drastiques pour le petit producteur.
Ce passé est bel et bien révolu dans nos régions. Il appartient à une autre époque, à une autre manière de gérer son exploitation, avec une main-d’œuvre très abondante, une cellule familiale large et solide, une communauté paysanne omniprésente et majoritaire dans les campagnes, des moyens techniques limités, l’habitude des travaux physiques très contraignants, une pression bureaucratique inexistante. Impossible à imaginer actuellement !
Et pourtant, circuit court et diversification sont revenus à la mode, et sont même présentés comme LA solution au marasme de l’agriculture wallonne. Désolé, mais ce « bon vieux temps » n’était pas si bon que cela ! Il fallait se tuer à la besogne et se contenter de ce que l’on obtenait, un peu comme aujourd’hui. Mais il y avait du bon, ça oui, comme il y a du bon dans notre manière de travailler maintenant.
Le mieux serait peut-être de prendre le meilleur dans chaque monde : le passé et le présent, revenir à une agriculture moins corsetée, plus libre, plus imaginative. Le meilleur du passé était sans doute la vision sociétale, la place accordée à l’agriculture. Autrefois, celle-ci était nourricière ; elle est aujourd’hui financière, et entourée de toute une nébuleuse commerciale et administrative qui lui dicte ses vues, et l’attire sur son terrain de jeux pour la faire danser comme une marionnette.
Aujourd’hui, on ne sait plus lever le petit doigt, prendre des initiatives, sans qu’une armée d’enjôleurs, d’enrôleurs puis de contrôleurs vous tombe dessus comme une nuée de moustiques. Sortir de cet encerclement, de leur terrain de jeux, voilà qui serait une diversification de choix ! Rien ne va plus, faites vos jeux, mais sans entrer dans leurs jeux…
Dé-fête des moissons
Historiquement, les fêtes de moissons célébraient la sécurité alimentaire que représentait la récolte pour les paysans. Cette année, c’est plutôt la défaite des moissonneurs face aux dieux du ciel qui furent sans pitié pour les céréales.
Comme toujours, les agronomes sont là pour expliquer après ce qu’ils n’ont pas pu deviner avant : trop d’eau fin tallage a réduit le nombre d’épis. Les pluies, lors de la fécondation n’ont pas permis de rattraper le coup au niveau du nombre de grains par épis. Puis, le manque de lumière en juin, au lieu de compenser lors du remplissage du grain, fut déficitaire au niveau énergétique. Les champignons, par contre, se sont bien plu dans l’humidité, notamment la fusariose. Et les dernières averses ont porté l’estocade au niveau du poids spécifique. Cela s’appelle : la loi des séries.
Trop d’eau chez nous, en zone maritime tempérée, mais juste bien ailleurs où elle est généralement déficitaire, et le bonheur des uns en rendement fait le malheur de tous au niveau des prix. C’est une loi économique bien connue des patatiers. Moins par moins, en économie, cela ne fait jamais plus, sauf que ce sera encore plus dur plus les trésoreries difficiles. On verra si tout cela fera redescendre sur terre… le prix des terres.
À la Fête des moissons de Bonne Espérance, une exposition retraçait l’histoire de l’agriculture qui n’en n’est pas à son premier coup de boule. En 1789, ce fut le manque de pain qui poussa les Parisiens à prendre la Bastille. Les rendements étaient faibles, 10 à 15 quintaux/ha et il fallait en garder au moins deux, pour ressemer. Que restait-il les années difficiles ? Après Waterloo, les rendements étaient toujours modestes : 20 quintaux/ha mais les prix furent longtemps excellents : 35 francs or le quintal, ce qui ferait un revenu de plus de 4.000 €/ha en francs constants. En valeur relative, un kilo de blé valait 2 € pour moins de 15 centimes aujourd’hui. Mais à la fin du XIXe siècle, quand la machine à vapeur a remplacé la diligence et la caravelle, les blés du Middle West américain ont débarqué en Europe, et les prix ont chuté de plus de 50 %. L’agriculture s’est adaptée, en se tournant davantage vers les produits de l’élevage, non transportables sur grande distance. On a diminué les surfaces en céréales et augmenté celles des prairies. Cela a bien fonctionné jusque dans les années ‘30, quand les bateaux se sont équipés de frigos et que les bourses ont vendu du vent. La Banque Agricole de Belgique a mordu la poussière et celle du Boerenbond a mis 28 ans pour se redresser.
Il fallait 6 kilos de blé pour payer une journée de travail avant 14 -18, 25 kilos avant 40-45. Question : combien en faut-il aujourd’hui ?
Comparaison n’est pas raison, et relativiser n’est pas régulariser. Le climat, comme l’histoire, se répète à intervalle irrégulier, et rien n’a jamais empêché la terre de continuer de tourner.
