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Heurs et malheurs de la mondialisation : quand la géopolitiques’invite au cœur du secteur agricole

Le secteur agricole, la sécurité alimentaire. Deux enjeux devenus plus que jamais majeurs dans le panorama géopolitique actuel. Leurs mutations structurelles, les turbulences du marché et leur cortège d’incertitudes questionnent la puissance et l’avenir de l’agriculture européenne passée au révélateur de la mondialisation.

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Pour savoir de quoi sera faite l’agriculture de demain, il convient de jeter un œil dans le rétroviseur pour se rendre compte du basculement du centre de gravité de l’économie mondiale avec une envolée de la zone Asie-Océanie au détriment de celles de l’Europe, du Moyen-Orient et de l’Amérique.

Ce développement émane de l’Économiste français Thierry Pouch, venu s’exprimer voici quelques jours dans le cadre de l’assemblée générale de l’Union des Agricultrices wallonnes.

La Chine, de la fin du maoïsme à la superpuissance commerciale

Depuis la fin du maoïsme, la part de la Chine dans le PIB mondial n’a cessé de progresser. Exprimé en parité de pouvoir d’achat, l’État- continent d’Asie orientale a ainsi supplanté les États-Unis et l’UE (malgré ses élargissements successifs) pour devenir la première puissance économique mondiale depuis le mitan des années 2000.

La crise sanitaire doublée du conflit russo-ukrainien a révélé  l'enjeu absolument stratégique que représente l'agriculture.
La crise sanitaire doublée du conflit russo-ukrainien a révélé l'enjeu absolument stratégique que représente l'agriculture.

Bien que les États-Unis comptent toujours le plus grand nombre de milliardaires dans le monde, la Chine est, comme on peut s’y attendre, en passe de les dépasser. Selon le classement 2021 des milliardaires du magazine Forbes, leur nombre a augmenté de plus de 60 % entre 2020 et 2021 (de 387 à 626), contre 18 % (de 615 à 724) aux États-Unis sur la même période.

Si la Chine, avec un excédent commercial qui frôle désormais les 900 milliards de dollars, est devenue la première puissance commerciale mondiale, notamment sur les produits manufacturés, elle peine de plus en plus à se nourrir et cherche à sécuriser ses approvisionnements. Elle tisse, pour ce faire, des partenariats commerciaux, achète des hectares de terre et des exploitations un peu partout dans le monde pour pallier les contraintes (importantes zones désertiques, stress hydrique très élevé) qui l’empêchent d’atteindre son autosuffisance alimentaire. Il faut donc se poser la question de savoir si la Chine peut dépendre de l’extérieur pour nourrir son 1,41 milliard d’habitants.

Au-delà de son industrie et de sa puissance économique, la Chine « tisse une toile d’araignée » avec sa nouvelle route de la soie, ce projet stratégique visant à relier économiquement le pays à l’Europe en intégrant les espaces d’Asie Centrale par un vaste réseau de corridors routiers et ferroviaires avec pour but de créer une nouvelle génération de comptoirs transnationaux. Elle détient désormais un certain nombre d’infrastructures portuaires (les ports de Gênes et du Pirée), façon pour elle de traverser les pays, d’élever leur niveau de richesse mais surtout d’avoir une main mise sur l’Occident.

Un processus de « sino-mondialisation »

« Nous sommes dans un processus de sino-mondialisation » qui s’inscrit dans un contexte d’exacerbation des rivalités entre la Chine et les États-Unis sur un fond de guerre commerciale déclarée par Donald Trump en 2018 et aggravé par le conflit russo-ukrainien qui couvait sous la cendre en 2014 avec l’annexion de la Crimée.

La Chine a en outre lancé « MIC 2025 » (Made in China 2025), une stratégie de transformation du pays en une centrale de haute technologie, dominant les technologies de pointe. Elle a par ailleurs accru ses dépenses militaires afin de se doter de forces armées « de rang mondial » suivant ainsi la ligne définie lors du XIXe congrès du parti communiste chinois en 2017.

La Chine est par ailleurs à la tête de quatre organisations internationales sur quinze : l’Organisation de l’aviation civile internationale, l’Organisation des Nations Unies pour le développement industriel, la FAO et l’Union internationale des télécommunications, ce qui est loin d’être négligeable quand on connaît l’intensité des débats autour de la 5G.

Autant de bouleversements qui ont mis en lumière l’impuissance et la vulnérabilité de l’UE, faisant dire à Thierry Pouch, que « l’Occident est en train de perdre la main sur les affaires du monde ». Mais pas que. La gouvernance mondiale est actuellement défaillante, quelles que soient les institutions (OMC, FMI) faisant que les États éprouvent de plus en plus de difficultés à s’entendre pour définir des règles internationales.

Avatars de la PAC

Nous sommes dans une mondialisation qui ne tombe pas du ciel, elle a été organisée, assortie de messages d’espoir et de nombreuses promesses. Elle est aussi basée sur la certitude que la démocratie et l’ouverture commerciale constituaient des facteurs de paix dans le monde. La dislocation du bloc soviétique a achevé cette mue avec le triomphe annoncé des démocraties de marché sur les économies administrées et planifiées.

Le « nouveau monde » n’a finalement pas émergé et cette mondialisation a ouvert la voie à des replis nationaux et à la réaffirmation des États nations. Preuve en est, l’Onu compte actuellement en son sein davantage d’États que durant la Guerre froide en raison de l’éclatement d’un certain nombre de régions.

On peut, dans ce contexte, se demander quelles seront la part de l’agriculture et les conséquences de l’actualité sur les marchés agricoles à l’aune de l’évolution de la PAC au cours des dernières décennies.

Particulièrement dynamique et puissante avec des mécanismes de régulation à ses balbutiements, la PAC (créée un an après la construction du Mur de Berlin) s’inscrivait dans une époque où le monde était dominé par la Guerre froide avec un bloc soviétique aux portes de l’Europe de l’Ouest, doté d’un potentiel agricole extraordinairement élevé grâce à ses satellites (RDA, Roumanie, Pologne et, surtout, la partie ukrainienne de l’Union soviétique avec ses importants bassins de production céréaliers).

La PAC s’est alors emballée avec la diffusion du progrès technique (intrants chimiques, mécanisation…), les dispositifs de prix de soutien, la protection du marché intérieur par les prélèvements aux frontières et les restitutions aux exportations mises en place dans le courant des années 60’ ainsi que la croissance de la consommation alimentaire.

L’évolution de la production agricole européenne – dont la croissance annuelle moyenne entre 1960 et 1970 était de 2 % – permet aux États membres d’atteindre l’objectif initialement fixé, l’autosuffisance alimentaire. Céréales, viande bovine, produits laitiers, et ensuite viande porcine et de volaille, sucre, autant de domaines dont les productions ont augmenté régulièrement et permis à l’UE de devenir autosuffisante (la couverture des besoins étant supérieure ou égale à 100 %). La production européenne de céréales est par exemple passée de 81,5 millions de tonnes en 1962 à 168 millions en 1992.

L’agriculture s’invite

à la table du Gatt…

L’Europe poursuit tant et si bien sa progression qu’elle en vient à concurrencer les États-Unis sur les marchés internationaux. Face à une érosion de leur compétitivité et à une remise en cause de leur rôle de stockeur en dernier ressort, ces derniers engagent un bras de fer avec l’Europe qui conduira à inscrire pour le dossier agricole au programme des négociations du Gatt.

C’est le fameux « Uruguay Round » débuté en 1986 et conclu par l’Accord de Marrakech en 1994 qui a, pour la première fois intégré aux règles du Gatt le secteur agricole qui restait particulier par le niveau de soutien public et de protection aux frontières, très élevé dans de nombreux pays.

Il s’agira alors de définir une discipline internationale en matière de politiques agricoles pour éviter les stratégies non coopératives visant à déstabiliser les marchés internationaux, et en particulier de mettre un terme aux subventions à l’exportation européenne. L’Accord agricole de « l’Uruguay Round » constitue depuis lors la doctrine agricole de l’OMC. La PAC dut se soumettre à cette nouvelle discipline multilatérale et en fut transformée.

En représentant 12 % du marché mondial, l’UE est actuellement la première puissance exportatrice de produits agricoles et alimentaires tandis qu’elle ne figure plus qu’à la troisième place derrière la Chine au niveau des puissances importatrices.

La montée en puissance de l’UE et de la PAC sera progressivement remise en cause en raison de son coût, de la formation de stocks. En matière de financement, le budget agricole était très élevé jusqu’aux années 1990, avant de diminuer sous l’impulsion des réformes de la PAC enclenchées à partir de 1992 et un vaste processus de dérégulation des marchés, une inversion des priorités de l’UE en matière agricole avec la mise en avant de plus en plus affirmée de l’environnement, et des accords commerciaux multilatéraux, ceux de Marrakech en 1994 en particulier.

La dépendance aux importations de protéines végétales au révélateur du conflit russo-ukrainien

La crise sanitaire doublée du conflit russo-ukrainien a révélé l’enjeu absolument stratégique que représente l’agriculture.

Principale ombre au tableau pour Thierry Pouch, « l’UE n’a jamais pu s’affranchir de sa dépendance aux importations de protéines végétales » (tourteaux de soja pour la nourriture des animaux) qui proviennent essentiellement du Brésil et des États-Unis mais aussi d’Ukraine d’où l’UE importe massivement ses tourteaux de tournesol.

En cause, l’accord commercial passé en 1962 avec les États-Unis lors du « Dillon Round » au Gatt, où le Vieux Continent s’engage à ne pas taxer les importations de ce type de produits. L’objectif était d’éviter un différend commercial entre les États-Unis et l’UE, même si formellement les produits agricoles n’entraient pas dans le mandat du Gatt.

L’UE n’a jamais pu s’affranchir de sa dépendance aux importations de protéines végétales (tourteaux de soja pour la nourriture des animaux) qui proviennent essentiellement du Brésil et des Etats-Unis mais aussi d’Ukraine d’où l’UE importe massivement  ses tourteaux de tournesol.
L’UE n’a jamais pu s’affranchir de sa dépendance aux importations de protéines végétales (tourteaux de soja pour la nourriture des animaux) qui proviennent essentiellement du Brésil et des Etats-Unis mais aussi d’Ukraine d’où l’UE importe massivement ses tourteaux de tournesol.

Présentée comme une contrepartie à l’instauration de la PAC, cette disposition très favorable aux régions d’élevage à proximité des zones portuaires européennes, n’a finalement pas été remise en cause par l’embargo sur les exportations de soja américain en 1973, et a même été renouvelée en 1992 lors des accords dits de « Blair House ».

Au plus fort de la guerre commerciale entre les États-Unis et la Chine, l’UE a importé beaucoup moins de soja américain pour l’alimentation du bétail, produit riche en protéines pour lequel il faudra trouver des substituts aussi performants.

Émergence d’une nouvelle conflictualité entre environnement et souveraineté alimentaire

La France a connu une succession de plans protéines qui n’ont que « partiellement abouti » a illustré M. Pouch. Très dépendante de l’extérieur, elle essaie de convaincre ses partenaires d’adopter des clauses miroirs pour importer moins de soja en provenance du Brésil, non pas pour des raisons de dépendance, mais parce que le soja induit un processus de déforestation.

« On va donc essayer d’avoir des assolements plutôt orientés sur des protéines végétales, ce qui se fera au détriment d’autres types de productions ». Si l’on cultive davantage de colza, de tournesol, voire même un peu plus de soja, « nous allons mordre sur les surfaces en céréales et nous heurter à notre capacité d’exportation de blé ».

Il faut d’ailleurs savoir que la France produit entre à 35 et 40 millions de tonnes de blé et qu’elle en exporte plus de 50 % dont l’Algérie capte la moitié. Notre voisin devra donc choisir entre développer la production de protéines végétales et accepter d’exporter moins.

En raison de ses caractéristiques pédoclimatiques, faire pousser du soja s’avère très compliqué en Wallonie. Une piste de substitution pourrait venir de la valorisation de son grand nombre de prairies permanentes, mais aussi des protéines de lait, d’une meilleure efficience au niveau de leur conservation et de leur utilisation par l’élevage afin de réduire la dépendance aux MRP (matières riches en protéines).

Les plus grands importateurs européens de soja que sont la France, les Pays-Bas, l’Espagne, et dans une moindre mesure l’Italie seront amenés à réviser leurs systèmes d’élevage. Le rapport de l’Iddri (Institut du développement durable et des relations internationales) sur les perspectives 2050 va encore plus loin et suggère de diminuer la consommation de viande à l’échelle européenne.

Alors que les débats portent aujourd’hui sur des tarifs douaniers, des volumes, des contingents et des normes, nous risquons de voir apparaître une conflictualité qui portera sur l’environnement et la souveraineté alimentaire.

Pour M. Pouch, il est essentiel, dans l’optique des crises à venir, que l’agriculture européenne cultive sa souveraineté et l’autonomie alimentaire des États membres. Il faut que l’on conserve nos outils de production, et il faut repenser la façon dont les pouvoirs publics européens vont tirer le secteur agricole vers le haut. Il ne faudrait pas qu’il ne devienne une simple contrainte budgétaire.

Marie-France Vienne

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