Exceptionnelle », « jamais-vu », « extraordinaire », « énorme »… Chez tous nos interlocuteurs, c’est la surenchère verbale pour qualifier la flambée, inédite donc, qui a saisi depuis plusieurs mois déjà les cours internationaux du beurre. En un an et demi, le prix à la tonne a bondi de 200 % pour frôler désormais les 7.000 euros.
La raison ? « C’est une question d’offre et de demande, explique Renaat Debergh, administrateur délégué de la Confédération belge de l’industrie laitière (CBL). Du côté de la demande, on constate rien qu’en Europe une hausse de 7 % de la consommation de matière grasse (NDLR, la principale composante du lait, avec la matière protéique), qui ne se limite pas au beurre. Il y a plus de demande pour des produits laitiers plus gras, comme les yaourts grecs, les yaourts entiers ou les fromages. Il y a aussi une hausse de consommation de viennoiseries dans le monde. Enfin, plusieurs études scientifiques ont « réhabilité » le beurre, notamment aux États-Unis. »
« C’est une réhabilitation partielle, nuance Nicolas Guggenbühl, professeur de nutrition à la haute école Vinci (Bruxelles). Le beurre n’est probablement pas aussi mauvais qu’on l’a dit. Mais ce n’est pas pour autant qu’on peut s’en gaver. En petites quantités, les graisses, y compris les acides gras saturés, ont une place dans une alimentation équilibrée. Comme toujours en nutrition, ce sont les extrêmes qui sont inappropriés. »
Toujours est-il qu’alors que la demande a gonflé, du côté de l’offre, la suppression des quotas européens en 2015 et la crise laitière qui s’en est suivie (lire ci-contre) a pesé sur la production. « Du coup, la disponibilité de matière grasse est insuffisante », constate Renaat Debergh. Et les prix s’envolent. « De manière parfois un peu irrationnelle, note Michel Sneessens, administrateur délégué de Solarec (Laiterie des Ardennes). Quand l’offre est peu abondante, ce sont les derniers acheteurs qui font les prix, avec des acteurs qui ne se sont pas couverts. » Et qui sont donc contraints de payer la marchandise plus rare au prix fort.
Pas de quoi réjouir les professionnels (notamment les pâtissiers artisanaux ou industriels) et les consommateurs. Les premiers voient le coût de leur matière première augmenter : une hausse qui devrait se répercuter dans les prix de leurs produits (gâteaux, viennoiseries, biscuits…) facturés
« Nous avons déjà été contraints d’augmenter nos prix de vente », Thierry Molenaar (Lantmännen Unibake)
Quant au beurre en lui-même, il a déjà augmenté au rayon crémerie. « Les beurres premiers prix (NDLR, qui bénéficient de moins de marge) sont en moyenne à 6,5 euros le kilo – ce qui est déjà sous le prix du vrac, qui est déjà à 6,8 euros –, contre 4 euros il y a un an, poursuit le patron de la CBL. Pour les marques, la hausse est moins forte : 11 euros le kilo contre 10 euros à la même période en 2016. »
Faut-il craindre que le mouvement se poursuive ? La hausse des prix contient en elle-même une partie de son antidote. « Grâce à la fraction matière grasse, cela permet de retrouver un prix du lait plutôt bon – je dis bien « plutôt bon » pas « exceptionnel » – pour les producteurs », explique Michel Sneessens. Du coup, ces derniers sont incités à produire davantage, ce qui devrait permettre de combler une partie du déficit de matière grasse sur le marché. « Je pense qu’on arrive au sommet de la parabole », avance l’administrateur délégué de Solarec. Mais cela pourrait prendre encore un peu de temps et, comme les autres experts, Michel Sneessens ne voit pas de repli significatif intervenir avant le début de l’année prochaine, tout en restant circonspect. « On s’est longtemps attendu à une forte croissance de la matière protéique (NDLR, principalement le lait en poudre), rappelle-t-il. Et aujourd’hui, c’est exactement l’effet inverse. C’est dire toute la prudence qu’il faut avoir dans ce genre d’analyse. »
Surtout, la flambée actuelle contient un « danger » pour le secteur laitier : que les fabricants industriels se détournent du beurre, devenu trop cher, et revoient leurs recettes pour le remplacer par d’autres matières grasses, végétales celles-là. « On atteint des prix excessivement élevés, prévient Louis Ska, directeur général de la société Corman, principal producteur belge de beurre. Il y a un risque de substitution, si le fabricant est prêt à faire un sacrifice sur le goût. Rappelons que pour la viennoiserie, l’alternative, c’est l’huile de palme ! Il faudra voir si sur un tel produit « plaisir », le consommateur est prêt à l’accepter. En 2007, dans des conditions comparables, on avait constaté un mouvement de la crème vers l’huile de coprah ou de coco, principalement dans les crèmes glacées. »
Le Soir
Louis Ska est le directeur général de Corman, filiale du groupe français Savencia (ex-Bongrain). La société belge est leader européen dans la production de beurre à destination des industriels, ainsi que des particuliers (marques Balade et Carlsbourg). Elle se trouve en première ligne dans cette « crise du beurre », puisqu’elle achète chaque année 50.000 tonnes de matière grasse et de crème qu’elle transforme à destination de ses clients. « Nous achetons de la matière première indexée aux cotations, qui est donc beaucoup plus chère », confirme le patron de Corman.
Comment expliquer cette flambée ?
Depuis le début de cette année, on a constaté un recul de la collecte laitière, à la fois en volume et en composition. Ce déficit est de l’ordre de 55.000 tonnes à cette date – ce qui pourrait conduire à 100.000 tonnes sur l’année complète –, sur un marché européen de 2,4 millions de tonnes. Qui plus est, il n’y a pas de stock de beurre. On est à 80.000 tonnes en Europe, contre 180.000 à la même période l’an passé. Soit à peine deux semaines de consommation : c’est très peu ! Par contre, il y a 350.000 tonnes de stock de lait écrémé en poudre, dont les prix sont très bas (NDLR, l’Europe rachète la poudre excédentaire au prix dit « d’intervention », soit environ 1.800 euros la tonne). Dans le même temps, on constate une hausse de la production de fromage (de l’ordre de 0,7 %), qui s’explique par le fait qu’elle permet de valoriser la totalité du lait, à la fois la matière grasse et la matière protéique.
Ces prix hauts vont durer ?
Aujourd’hui, tous nos repères sont bousculés et je n’ai pas de boule de cristal. Compte tenu de la hausse du prix payé aux producteurs, la collecte de lait repasse dans le positif partout dans le monde. La Nouvelle-Zélande, qui est le premier exportateur mondial, démarre sa nouvelle campagne laitière dans de bonnes conditions. Cela pourrait ramener de la matière grasse sur le marché. Mais il reste difficile de prédire l’impact structurel des stocks de lait écrémé. Cela génère une énorme incertitude. Sur le beurre, je n’attends pas beaucoup de variations d’ici la fin de l’année. Cela restera un marché haut.
Le prix final pour le consommateur va augmenter ?
Évidemment, il faut veiller à ce que ces prix puissent être répercutés sur l’ensemble des acteurs de la filière. En « B to B » (NDLR, les clients professionnels, artisans ou industriels), nous vendons essentiellement aux fabricants de viennoiseries, qui est un segment en forte croissance partout dans le monde. Mais on a du mal à répercuter la réalité de cette flambée dans nos prix de vente. J’estime qu’il faudrait une hausse de cinq centimes pièce pour un croissant, ce qui me semble acceptable pour le consommateur. Sur nos beurres grand public, les prix ont déjà augmenté, mais faiblement. Nous essayons de lisser les choses. Nous évoluons sur des contrats avec la grande distribution qui ont été négociés l’an dernier. Nous avons dû renégocier certains tarifs en cours d’année, mais ils sont très loin de refléter la hausse de notre matière première. Ce sera une année très difficile pour les fabricants et pour les marques. On est loin de se frotter les mains.
Le Soir
En 2016, les producteurs laitiers ont reçu en moyenne 26,7 centimes par kilo de lait. Ceci alors que selon les calculs du syndicat agricole MIG-EMB, ils avaient besoin de 41,37 centimes pour couvrir leurs coûts de production (en ce compris leur charge de travail, ainsi que celle de la main-d’œuvre familiale). Soit un manque à gagner de 14,67 centimes (contre 12,65 centimes en 2015 et 6,42 centimes en 2014). Actuellement, « grâce » à la crise du beurre, le prix du lait est remonté autour des 35 centimes.
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