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Rencontre avec le réalisateur Edouard Bergeon:«Nous sommes tous concernés par notre assiette et ce sont les agriculteurs qui la remplissent»

Plus qu’un film, « Au nom de la terre » est pour son réalisateur, Édouard Bergeon, l’opportunité de changer les choses, de raconter l’agriculture européenne et ses travers et de lever le voile sur pas mal d’inconnues qui poussent les consommateurs à juger injustement les agriculteurs. Il le dit et le répète : « Pas de pays sans paysans ! »

Temps de lecture : 7 min

« Au nom de la terre », c’est votre histoire mais elle nous parle à tous ?

Le film s’inspire de mon histoire familiale mais ça reste une fiction. J’ai surtout utilisé ma petite histoire pour raconter la grande histoire de la France agricole et même celle de l’Europe agricole. Je voulais que le film parle de tous et à tous les agriculteurs, qu’ils soient bretons, lorrains, du sud-ouest ou belges…, qu’ils travaillent avec des poulets, des veaux, des cochons ou des moutons… mais aussi et surtout qu’il soit compris par un large public. On est tous concernés, on a tous une assiette devant nous et ce sont les agriculteurs qui la remplissent.

Vous souhaitiez y dénoncer le système en place…

Je voulais raconter ce système qui pousse à l’investissement et à l’intégration. Un système avec des contraintes imposées à l’agriculteur mais dans lequel ce n’est pas lui qui établi le prix de ce qu’il vend. L’agriculture, c’est quand même la seule profession où on a le droit de vendre à perte et, ça, les consommateurs ne le savent pas !

« En agriculture, les hommes et les femmes sont la variable d’ajustement ».

Un système complexe, pas forcément facile à expliquer…

En effet, c’est facile à regarder mais ça ne l’est pas forcément à écrire. Je voulais raconter le plus simplement possible ce mécanisme de l’investissement. Je voulais que l’on comprenne que l’agriculture, c’est être vulnérable par rapport à la météo, aux crises sanitaires, aux maladies… C’est avoir le poids de la famille, de l’héritage et en plus, aujourd’hui, c’est aussi subir le jugement des consommateurs. Les hommes et les femmes sont la variable d’ajustement, il y a beaucoup d’injustices là-dedans.

« Si les agriculteurs veulent faire de la qualité, ils doivent la payer de leur poche ».

Les agriculteurs sont fortement critiqués…

Je pense qu’on aime nos paysans mais, il est temps qu’on les respecte un peu plus. Il ne faut pas oublier que le rôle premier de l’agriculteur est de nous nourrir. Aujourd’hui, on parle beaucoup de déficit d’identité chez les agriculteurs. On leur tape dessus alors que c’est la société qui leur a demandé de faire des efforts et de développer une agriculture intensive et productiviste pour nourrir le peuple. Dans ce sens, on leur a enseigné des techniques et on les a poussés vers la chimie. On les traite de pollueurs mais ce sont les premiers intoxiqués. Le jugement du consommateur est injuste. Beaucoup d’entre-eux voudraient changer de modèle mais ils n’ont pas le choix, ils ont des trésoreries tendues et travaillent déjà comme des fous. S’ils veulent faire de la qualité, ils doivent la payer de leur poche.

Dans ce combat, Guillaume Canet est un allié de poids ?

C’est plus qu’un film pour nous. On se bat pour que les choses changent. Nous avons projeté le film aux politiques français et européens. On est la croisée de plein de débats de société. Ça fait vivre tellement de monde un agriculteur endetté que parfois on dirait presque qu’on ne veut pas que ça change.

Le film traite aussi de sujets sensibles, propres au milieu agricole…

Il y a l’histoire de deux générations : l’une qui a travaillé et gagné de l’argent, l’autre qui travaille encore plus et gagne moins. On est à chaque fois dans le choc des générations, la nouvelle voudrait faire mieux ou autrement, et l’ancienne n’est pas d’accord avec la façon de faire. C’était aussi important pour moi de raconter cela. Dans cette profession, les caractères sont rugueux, on est économe en mots et on ne parle pas de ses sentiments, ce n’est pas simple à gérer.

Après, il y a aussi la transmission de la ferme qui est extrêmement compliquée. Certaines personnes sont choquées qu’on puisse vendre une ferme à ses enfants mais, c’est un outil de travail et, c’est souvent la seule retraite sur laquelle peuvent compter les parents. Le film lève beaucoup d’inconnues pour le grand public. Les gens sont tellement loin. Ils se revendiquent du monde rural car il y avait un paysan dans leur famille il y a deux ou trois générations mais tout a tellement changé depuis.

« Ce qui m’émeut, c’est de voir que mon film touche. Quand on est touché, on se questionne et on peut commencer à faire bouger les choses ».

Ça été difficile de vous mettre à nu ?

Pas pour le film. C’est un travail que j’avais déjà fait pour le documentaire « Les fils de la terre » en 2012. Ça été très dur à l’époque et je l’ai payé assez cher. Pour « Au nom de la terre », j’avais le soutien d’un producteur extraordinaire qui m’a beaucoup protégé, ainsi que celui des comédiens et des coauteurs.

Mais je n’ai pas tout raconté non plus, certaines choses sont très inspirées, d’autres moins. Aujourd’hui, j’ai fini ma résilience, le film ne me fait plus mal et j’en suis fier. Par contre, ce qui m’émeut, c’est de voir qu’il touche le public. Quand on est touché, on se questionne et on peut alors commencer à faire bouger les choses.

Et la réaction de votre famille ?

J’ai écrit le scénario seul pour protéger ma mère et ma sœur. Je ne leur ai pas fait lire mais ma mère est venue plusieurs fois sur le tournage et a pas mal échangé avec les comédiens. J’ai reçu pas mal de soutien de toute la famille, beaucoup n’imaginaient pas que l’on avait pu vivre cela. C’était un autre point important pour moi : montrer que même si nous étions une famille unie, nous étions fort isolés. En agriculture, on ne fait pas étalage de ses problèmes. On sait aussi que quand on va moins bien, certains de nos petits camarades sont prêts à sauter sur l’occasion. On manque parfois de solidarité. Les collègues ne sont souvent pas mieux lotis mais la compétition reste bien présente.

Votre film marque mais vous abordiez déjà la problématique dans « Les fils de la terre »…

Un film est plus fort qu’un documentaire qui passe en télévision, au milieu d’un flux continu d’information. Lorsque les gens se rendent au cinéma, la démarche vient d’eux, ils font l’effort de poser le téléphone et puis, il y a la force du grand écran. Dans un documentaire, on ne peut pas mettre sa caméra où on veut, là où les comédiens incarnent dans le film et on peut vraiment raconter quelque chose. Le documentaire passe tandis que le film reste dans la postérité.

Comment changer cela ?

Nous devons prendre le temps de consommer plus court. Le temps du repas est un moment important. Les gens n’ont soi-disant pas le temps, mais si ! Ils ont du temps pour autres choses. Il suffit de le vouloir. Les nouvelles générations doivent être éduquées différemment. L’école doit leur permettre de remettre les mains dans le vivant et la terre. On devrait instaurer des cours d’éducation alimentaire et leur apprendre à consommer court via les cantines… Tout le monde doit se mobiliser afin que l’on réapprenne le bon sens des choses.

Vous pensez revenir un jour à la terre ?

Ma mère est toujours exploitante et je garderai sans doute nos terres mais je ne suis plus vraiment attaché à l’exploitation. Le sujet me tient à cœur mais je travaille sur de nombreux autres thèmes. Mon second film devrait traiter des enjeux géopolitiques de préservation de la planète. Je mène une vie trépidante à faire des films et j’ai développé d’autres projets en lien avec la terre avec des amis. Si je n’avais pas vécu ces événements tragiques, je serais peut-être à la tête d’une grosse exploitation. Mais, j’étais adolescent et, à cette période de la vie, on peut changer quinze fois d’avis. Ça n’a pas été mon histoire et mon histoire me va très bien.

DJ

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