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Conte d’automne, pour le centenaire de la fin de la guerre 14-18: «La fille à l’harmonica»

Pavoisé de drapeaux belges et des étendards des confréries religieuses, le monument aux morts flambant neuf s’offrait des airs de gaieté rutilante en noir-jaune-rouge. Caché derrière la rangée des tilleuls à moitié décharnés, un soleil triste se glissait entre les branches décharnées, agitées par un vent d’automne primesautier. Caressées par le jeu des rayons, les lettres argentées s’illuminaient lors de brefs instants, puis s’effaçaient dans l’ombre. Un prénom ou un nom apparaissait clairement de temps à autre, puis s’estompait aussitôt. « Morts pour la Patrie » s’inscrivait en grand sous les deux régiments de patronymes, alignés comme à la parade. Visage compassé tourné vers le Ciel, une Jeanne d’Arc couleur de fonte surmontait l’édifice et lui donnait un air conquérant.

Temps de lecture : 23 min

« Menteuse ! Méchante ! Jules n’est pas mort ! »

Marie s’était glissée furtivement hors de l’église, prétextant un léger malaise. Elle invectivait en silence la statue, tandis que le village entier célébrait avec recueillement le premier anniversaire de l’Armistice de la Grande Guerre. La jeune fille de 15 ans était furieuse : pourquoi avait-on inscrit sur ce mur de béton le nom de son frère aîné, Jules Demol, entre Désiré Adam et Julien Lambert, lesquels, quant à eux, avaient bien été tués lors de l’explosion du fort de Loncin en août 1914. En mai dernier, de passage au village, un de ses compagnons d’arme était passé chez eux, affirmant que Jules était tombé sous ses yeux au tout début de la grande offensive des Alliés sur l’Yser, le 29 septembre 1918. Menteur, lui aussi ! Le frère de Marie lui avait promis de revenir, et bien vivant ! Il lui avait confié son harmonica, sa « musique à bouche », comme il disait ; elle devait le conserver précieusement jusqu’à son retour, et jouer chaque jour pour lui un petit air guilleret.

« Ce sera notre secret : partout où je serai, j’entendrai ta musique, et je serai joyeux. Si tu oublies un jour, j’en mourrai. Je reviendrai quand la guerre sera finie, je te le promets, et on jouera à nouveau ensemble Le temps des Cerises ! »

Cette monstrueuse tuerie était terminée depuis un an, mais Jules n’était pas revenu. Il était officiellement considéré comme disparu, enseveli dans les boues des Flandres, avalé par le dieu de la guerre. Mais Marie croyait toujours à son retour, dur comme fer ! Sous son ample robe de deuil, elle avait dissimulé le petit instrument, qu’elle sortit prestement en jetant un regard furtif à gauche et à droite. Elle réfléchit un instant. Quelle chanson allait-elle lui jouer aujourd’hui ? Les Roses Blanches ? Absolument déprimant, ça porterait malheur… Viens Poupoule ? Trop joyeux, et plutôt inconvenant dans un cimetière. La Valse Brune ? Beau et triste à la fois. Parfait !

Marie porta l’harmonica à sa bouche et souffla doucement. La mélodie s’éleva en sourdine au pied du monument, et l’adolescente filiforme se mit à danser les yeux fermés, oublieuse, emportée par sa musique. Elle avait dénoué sa mantille noire, laquelle dissimulait son opulente chevelure fauve, trop voyante pour entrer à l’église sans offenser le Bon Dieu. Elle s’imaginait à nouveau petite fille, accrochée au cou de son frère Jules. Il la portait sur son bras gauche, tandis qu’il jouait de son instrument de la main droite. Ils valsaient lentement tous les deux autour de la cuisine, sous le regard lumineux de leur mère. Jules était tellement fort, tellement beau, et ses ritournelles étaient si entraînantes ! Tout le monde l’aimait au village, surtout les filles de son âge… On l’invitait à toutes les veillées, où il sortait son harmonica pour faire danser ses amis.

La musique à bouche

L’instrument avait toute une histoire, à croire qu’il était magique ! L’oncle François l’avait ramené d’on ne savait où, d’une longue « ribotte » de neuf jours, d’une « neuvaine » comme il disait. Joueur de cartes invétéré et amateur d’alcool fort, le vieux célibataire l’avait gagné au terme d’une partie interminable, au cours de laquelle il avait proprement plumé un accordéoniste français, qui monnayait son talent de kermesses en fêtes de famille, de noces en anniversaires. L’oncle François pouvait choisir entre le piano à bretelles et cet harmonica – Un Marine Band de chez Hohner ! Il vient d’Allemagne. Je l’ai payé une fortune !-. Il n’avait pas hésité une seconde : qu’aurait-il fait d’un accordéon ? Trop encombrant… Et puis, il était tellement saoul qu’il avait du mal à se porter lui-même… Il avait glissé l’harmonica dans une poche de sa veste, et l’avait oublié là, jusqu’à ce que sa nièce, la mère de Jules et Marie, le retrouve par hasard bien des années plus tard, en triant les vêtements du vieux coquin, décédé au petit matin d’une nuit trop arrosée. Le petit Jules, alors âgé de 10 ans, avait hérité de ce jouet un peu ridicule, insignifiant en apparence, sans savoir qu’il allait changer sa vie !

Dans un premier temps, le gamin s’était amusé à tirer de l’engin toutes sortes de notes discordantes, soufflant et salivant à tort et à travers. Il demanda conseil à son instituteur, lequel dirigeait la fanfare du village et s’intéressait à tous les instruments de musique. Au bout de six mois, Jules avait appris les rudiments et se débrouillait fort bien. Entre-temps, sa sœur Marie était née, une « petite retrouvée » tombée du Ciel, que ses parents n’attendaient plus. Il jouait pour elle des berceuses, des petits airs tout simples qu’elle réclamait en criant, absolument fascinée par l’harmonica et les sons plus ou moins mélodieux qui en jaillissaient. Avec les années, Jules était devenu carrément un virtuose… Enfin, c’était l’avis de Marie, qui adorait son grand frère comme un dieu. Elle-même avait voulu s’essayer à jouer, et le pauvre harmonica en avait vu de toutes les couleurs entre ses petites mains potelées, avant qu’elle n’apprenne à vraiment bien s’en servir.

Marie la folle

Emportée par la valse, plongée dans ses souvenirs, Marie continuait à tourner en jouant, sous la statue de Jeanne, pleurant et riant en même temps, sous les yeux médusés de quelques curieux sortis de l’ombre du porche, alertés par les notes d’harmonica clairement audibles depuis l’église.

« C’est la grande folle de chez Demol. Cette fois, elle a la tête complètement à l’envers, la pauvre gamine. Perdre son frère à l’Yser dans les dernières semaines de la guerre, et puis son père de la grippe espagnole au début de l’année… Comment vont-elles s’en sortir, elle et sa mère ? »

Se voyant observée, la jeune fille s’était éclipsée derrière le monument. Vite, cacher son harmonica dans un repli de sa robe ! La cérémonie religieuse était terminée, et les fidèles sortaient en silence de l’église, précédés par le curé entouré de ses serviteurs. Marie se faufila dans la foule et glissa son bras sous celui de sa mère. Tous les regards étaient trournés vers elle, certains bienveillants, la plupart réprobateurs. Elle aurait voulu devenir invisible, se faire toute petite, mais la nature l’avait rendue remarquable en tous points : sa crinière flamboyante, ses hautes pommettes et son petit menton volontaire, ses grands yeux de chat et surtout sa taille exceptionnelle qu’elle déployait trop fièrement. Marie dépassait tout le monde d’une bonne tête ! Où avait-elle été chercher une pareille stature ? À une certaine époque, pas si lointaine dans les campagnes ardennaises, les gens l’auraient volontiers désignée comme sorcière…

Pour l’heure, la grande adolescente s’escrimait avec sa mantille pour s’en coiffer convenablement. Elle ne voulait pas faire honte à sa mère. Mais celle-ci semblait indifférente à tout et se laissait guider par sa fille, s’appuyant à elle de tout son poids. Ses doigts égrenaient fébrilement un chapelet et ses lèvres murmuraient ardemment des prières sans fin. Un rescapé des combats lisait les noms de toutes les victimes, un par un, chaque fois suivi par un « mort pour la patrie » prononcé avec ferveur par la foule en extase. Ce fut le tour de Jules : « Jules Demol… ». Mais la voix pointue de Marie prit tout le monde de vitesse. « Non, il n’est pas mort, ni pour la patrie, ni pour personne. Il est vivant, je vous dis ! Vivant pour nous. Il va revenir bientôt ! Il nous l’a promis ».

Abasourdie, l’assemblée s’était retournée sur Marie. Cette fois, c’en était trop ! D’un geste impérieux, le prêtre lui intima le silence et lui jeta de l’eau bénite, comme pour chasser le démon qui semblait avoir pris possession de la jeune fille. Mais celle-ci, exaspérée, emmenait déjà sa mère et fendait la foule, afin de s’éloigner au plus vite de ce monument de malheur. Bras dessus bras dessous, les deux compagnes cheminèrent en silence. Derrière elles, la litanie désespérante des soldats tués à la guerre avait repris de plus belle. Soudain éclata la complainte déchirante du clairon, qui sonnait l’appel aux morts. Marie hâta le pas, entraînant sa mère qui peinait à suivre. Un vol d’étourneaux, surpris par tout ce remue-ménage, vrombit au-dessus d’elles, et la jeune fille se protégea instinctivement le visage de son avant-bras. N’était-ce pas là un sombre présage ? Et si Jules était vraiment mort ?

De retour au logis, Marie se dévêtit rapidement et enfila sa vieille robe bleue et son tablier. Elle chaussa ses galoches et partit vers l’étable. Ses gestes étaient mécaniques, rapides et précis, fruits d’une habitude bien huilée. Au décès de son père, elle avait pris en charge les soins au bétail, et s’y tenait s’en faiblir. Elle n’avait peur de rien ni de personne, confiante dans le retour prochain de son frère, jusqu’à l’absurdité… La veuve et l’orpheline avaient cependant dû se séparer de deux des six vaches que comptait la ferme, pour payer l’enterrement et le cercueil, pour s’acheter de quoi manger et se chauffer. Le pays manquait de tout, et le peu qui restait était tellement cher ! Hier encore, un voisin « attentionné » était venu leur proposer deux mille francs pour une parcelle de terre attenante à ses prairies. « Je ne veux que votre bien, c’est un bon prix. Vous aurez de quoi vivre pendant un an ! Et puis, ensuite, si vous voulez, je vous achèterai le pré du moulin, quand vous aurez vendu vos vaches. D’ici deux ou trois ans, Marie n’aura aucune peine à se trouver un mari, et vous serez sauvées. À ce sujet, mon fils Victor… »

Marie avait coupé court : « Victor est vieux et pue le bouc, et vous, vous puez l’argent, l’argent du marché noir. Vous pouvez tout garder. On ne vendra rien du tout, et quand Jules sera de retour, vous aurez de ses nouvelles ! »

Le voisin avait battu en retraite devant cette contre-attaque impétueuse, en marmonnant des imprécations. « Elle est folle à lier, cette grande garce. Sa mère et elle viendront me manger dans la main. Je ne leur donne pas six mois ! ». Marie avait sorti l’harmonica et s’était mise à jouer la Madelon, en guise de pied de nez à l’impudent personnage. « Complètement folle ! Elle se prend pour qui ? Fille du diable ! ». L’adolescente savait maintenant qu’elle était au centre de toutes les conversations au village, mais elle n’en avait cure. Seul importait pour elle le retour de son frère Jules.

L’ange blanc de la Croix-Rouge

Pendant tous ces mois, depuis l’Armistice de 1918, elle n’était pas restée les bras ballants, à s’apitoyer sur son sort et celui de sa famille. Elle était allée trouver le bourgmestre, s’était rendue à Sibret, au chef-lieu du canton. Personne n’avait pu, ou n’avait voulu l’aider. Jules était décédé, point final. Il était officiellement déclaré mort et disparu. À quoi bon s’acharner ? Elle devait faire son deuil. Mais Marie ne l’entendait pas de cette oreille. Le vieil instituteur lui avait donné des adresses, et l’indomptable gamine s’était mise à écrire et envoyer des lettres : au Palais Royal, au Ministère des Armées, à la Croix Rouge de Belgique, au Comité de Secours et d’Alimentation du Luxembourg, à diverses associations patriotiques… Des dizaines et des dizaines de missives dans lesquelles la révoltée décrivait son frère, la date et les circonstances de sa disparition… et, quant à elle, son absolue certitude de le savoir en vie ! Nulle réponse ne lui était parvenue, durant des mois et des mois. Les autorités avaient d’autres priorités, mille fois plus importantes que les états d’âme délirants d’une adolescente hystérique !

Toutes ces lettres leur coûtaient pas mal d’argent, et les villageois s’étonnaient de son opiniâtreté. Des blagues cruelles se mirent à circuler à son sujet, sur sa santé mentale, mais Marie n’écoutait personne, et ne faiblissait en aucune façon. Puis un matin de septembre, ô miracle, elle reçut une réponse, émanant d’une infirmière belge de la Croix-Rouge, Jeanne de Launoy. L’abondant courrier de Marie l’avait émue, et elle lui promettait d’entreprendre des recherches : dans les hôpitaux, les hospices de revalidation, dans les rapports des médecins, dans les listes des cimetières… Depuis cette réponse, l’espoir insensé de la fille à l’harmonica avait trouvé un puissant second souffle. Son esclandre lors de la cérémonie d’Armistice en constituait l’éclatante manifestation !

Il lui fallait attendre, encore et encore. Elle continuait d’écrire tous les trois jours à l’infirmière, et chaque fois jouait pour celle-ci Le Temps des Cerises avant de refermer l’enveloppe, afin d’exorciser le mauvais sort. La dame en blanc lui répondait de temps à autre, pour l’encourager et la soutenir moralement. Elle avait soigné les blessés du front durant quatre ans à l’hôpital l’Océan à La Panne, et avait gardé de nombreux contacts. Exposée en première ligne au front des souffrances et des émotions, elle avait mené un dur combat, et n’était pas sortie indemne de cette terrible confrontation avec les effets désastreux de la guerre. Et il restait tant à faire ! Tous ces jeunes gens devenus invalides, défigurés, traumatisés, brisés… Sans compter toutes ces familles éplorées qui cherchaient encore leurs disparus !

Jeanne de Launoy s’était constitué une carapace d’apparente insensibilité. Pourtant, les écrits de Marie lui allaient droit au cœur, et elle ne ménageait pas ses peines pour l’aider. L’espoir de retrouver Jules était très mince, quasi inexistant, une chance sur mille, sur un million peut-être, estimait l’infirmière. Tant de soldats avaient été pulvérisés dans les bombardements, ou enterrés vifs sous des tonnes de boue… Les décomptes avaient été réalisés à la va-vite : une erreur quelque part n’était pas exclue ! Où était donc passé ce soldat ardennais ? Autant chercher une aiguille dans une meule de foin, dans une meule de la taille d’un pays ! Elle devait procéder avec méthode et réflexion. Si le jeune homme était encore vivant, il fallait le chercher parmi les blessés non identifiés, incapables eux-mêmes de décliner leur identité : des soldats trop abîmés, aveugles, muets, sourds, devenus des plantes amorphes et sans cerveau ; des blessés graves, en pleine convalescence, que les épreuves traversées avaient rendus amnésiques. Elle allait chercher de ce côté-là en priorité…

Marie suivait pas à pas les recherches de l’infirmière, sans jamais plonger dans le découragement. Il lui suffisait de se jouer un air d’harmonica, et son optimisme faisait à nouveau briller ses grands yeux verts. Elle avait envoyé à Jeanne de Launoy la seule photographie de son frère Jules : engoncé dans son uniforme de caporal, il s’efforçait d’y afficher une mine sérieuse, démentie par un léger plissement des lèvres, comme s’il se retenait de rire. À la ferme, le travail ne manquait pas, et ses bras d’enfant trop vite grandie manquaient de force. Oui, mais quand Jules serait là…

Les recherches de Jeanne piétinaient. Les soldats amnésiques des divers hôpitaux belges avaient été clairement identifiés. Aucun blessé ou malade ne répondait au profil qu’elle recherchait. Elle enrageait. Puis la visite d’une amie anglaise rencontrée à Ypres en 1914 lui apporta une illumination ! Selon cette infirmière, lors des sanglants assauts menés par les Alliés, il arrivait quelquefois qu’un blessé français ou belge soit secouru par des brancardiers britanniques. Elle-même en avait soigné des dizaines au cours des quatre années de boucherie. Jeanne devait donc élargir ses recherches vers les hôpitaux situés en zone française…

L’odyssée de l’espoir

Chaque matin, Marie guettait l’arrivée du facteur, impatiente et tremblante. Allait-elle enfin recevoir des nouvelles encourageantes, ou au contraire une missive qui lui annoncerait la mort définitive de son frère ? Alfred, l’agent des postes, ne passait pas tous les jours. Il desservait cinq villages, et devait marcher quotidiennement plus de vingt kilomètres, son havresac sur le dos, fantassin de la paix chargé de messages tantôt gais, tantôt tristes. Il s’était pris d’amitié pour la jeune fille, laquelle était de loin sa « cliente » préférée, la plus accueillante, la plus avenante. Elle ouvrait sa lettre aussitôt, et dévorait son contenu, l’air affamé, en soupirant plusieurs fois longuement. « Encore rien aujourd’hui ! ». Quelques larmes gonflaient ses paupières, mais toujours elle souriait au facteur, puis lui jouait un petit morceau d’harmonica pour le remercier.

Ce cérémonial durait depuis deux mois, et aucune bonne nouvelle n’était venue la réjouir jusque-là. Le seize novembre, lendemain de la fête du Roi, le brave facteur vint trouver Marie aux premières lueurs de l’aube. Elle était à la grange, occupée à pousser le foin dans les ouvertures au-dessus des râteliers. La poussière la faisait éternuer et tousser. En descendant l’échelle, rouge et échevelée, quelle ne fut pas sa surprise de découvrir Alfred en grande tenue au-devant de l’étable. «  Déjà à l’ouvrage ? J’ai une lettre pour vous, beaucoup plus épaisse que d’habitude. Je me suis dit que… » . Sans un mot, la jeune fermière s’empara fébrilement du courrier et franchit la porte de la cuisine, le facteur à sa suite. La mère de Marie était occupée à son fourneau : « Vous prendrez bien une tasse de chicorée avec nous, Alfred ? »

Déjà, Marie avait soigneusement ouvert la lettre à l’aide d’un fin couteau. Celle-ci contenait une feuille couverte d’écriture, une carte d’infirmière de la Croix-Rouge à son nom, et enfin deux billets de banque tout neufs à l’effigie du roi Albert et de la reine Élisabeth. La jeune fille peinait à lire tant ses doigts tremblaient d’excitation.

« Madame de Launoy a découvert une piste ! Elle me demande de venir, pour identifier un soldat français ou belge devenu amnésique. Il se trouve à Dunkerque, dans un hôpital anglais. Laissé pour mort, il a été ramassé le premier octobre 1918 par des brancardiers néo-zélandais. Ce pourrait être notre Jules à nous, dit-elle, d’après la photo que je lui ai envoyé. Elle n’est pas du tout certaine, car il a également perdu l’usage de la parole : c’est pourquoi quelqu’un de sa famille doit venir le reconnaître. Jeanne nous envoie de l’argent pour payer le train. Elle a tout organisé. Une religieuse m’attendra demain soir à la gare de Bruxelles Centre ; et de là, nous irons le lendemain à Dunkerque avec un convoi de la Croix-Rouge. »

Catastrophée, la mère se tordait les mains de dépit et pleurnichait : « Enfin Marie ! Tu n’as que quinze ans ! Prendre le train pour un aussi long voyage, toute seule ! Tu n’y penses pas sérieusement ? On va demander à un homme du village. »

« Pas question ! Tu as vu de quelle manière ils se sont moqués de nous, à l’Armistice ? La folle, la sorcière, la garce que je suis selon eux, ira toute seule rechercher Jules, si c’est bien lui. Pas question d’y envoyer quiconque à ma place. Le temps de mon absence, on peut demander au cousin Laurent de venir te donner un coup de main. Il viendra, s’il n’a pas oublié toute la nourriture que nous avons donnée à sa famille durant la guerre. »

« T’en fais pas, Maman ! Je prendrai l’harmonica de Jules, il me portera bonheur ! »

Le lendemain matin, habillée de pied en cap pour son long voyage, Marie s’était rendue à pied au point d’arrêt de Villeroux, situé sur la ligne Bastogne-Libramont. Les villageois interloqués la suivaient du regard durant son trajet à travers champs. « Qu’a-t-elle encore inventé, cette grande sotte ? ». Annoncée par son long panache de fumée, la locomotive à vapeur ne se fit guère attendre. Les bancs de bois n’étaient guère confortables, et les escarbilles volaient devant les fenêtres. La jeune fille observait le paysage qui défilait lentement jusque Libramont, et vivait son voyage comme un rêve, une longue marche vers la lumière et la fin de ses malheurs. À Libramont, elle dut attendre pendant une heure le train à destination de Bruxelles. Au chef de gare étonné de voir une si jeune personne voyager seule, elle présenta sa carte d’infirmière et mentit effrontément sur son âge.« J’ai 21 ans ; je dois me rendre à l’hôpital militaire de La Panne ». Sa haute taille et son regard franc amadouèrent le fonctionnaire suspicieux, et Marie put prendre place dans le train bondé. Elle s’était assise à côté d’une mère de famille, veuve de guerre accompagnée de ses trois enfants, toute heureuse d’avoir une personne à qui raconter ses malheurs. La jeune fille se garda bien de dévoiler le but de son voyage. Elle se faisait la plus petite possible, afin de ne pas attirer l’attention, et finalement, les craintes de sa mère lui parurent vaines. Personne ne vint l’importuner, et vers dix-sept heures, elle descendait à Bruxelles Centre sans anicroche.

Là, elle se sentit réellement perdue, et le courage lui manqua ! Tout était tellement immense ! Et tous ces gens qui marchaient dans tous les sens… Comment repérer la religieuse de la Croix-Rouge dans cette cohue ? Marie se saisit du petit harmonica et le serra dans sa main gauche comme un talisman protecteur. Elle se récita une prière et releva la tête fièrement. Les gens se retournaient sur son passage et la dévisageaient, surtout les hommes. Horriblement mal à l’aise, la fille à l’harmonica évitait les rencontres et ne répondait pas quand on l’interpellait. Elle avisa un gars en uniforme, -soldat, gendarme ou fonctionnaire du rail –, et s’adressa à lui en présentant sa carte d’infirmière. « Pardon Monsieur. Une dame de la Croix-Rouge m’attend quelque part dans la gare. Pourriez-vous m’aider à la trouver ? ».

L’effet conjugué de ses grands yeux verts et de son prestigieux sésame fit aussitôt merveille. Avec courtoisie, le gendarme la guida vers la sortie, où l’attendait une dame d’âge incertain, au visage rubicond enfermé dans une coiffe blanche. Ouf ! Elle était sauvée ! La religieuse était flamande, et ne baragouinait que quelques mots de français. Avec une grande douceur, stupéfaite de la voir si jeune, elle invita Marie à la suivre, en lui expliquant vaille que vaille comment la journée du lendemain allait se dérouler. Pour l’heure, un repas et un bon lit l’attendaient à l’hospice des Sœurs de la Charité. Là, la grande enfant venue de sa lointaine Ardenne fit sensation. Son histoire avait déjà fait le tour du couvent, et les religieuses étaient aux petits soins pour elle. Marie se fit traduire leur devise : « Altijd troosten », « toujours réconforter », qui était aussi la devise des infirmières de la Grande Guerre.

Voyage au bout de l’enfer

Revigorée par tant d’attentions et une bonne nuit de sommeil, l’adolescente entama pleine d’espoir la journée du lendemain. Le convoi vers Dunkerque démarra vers sept heures, aux premières lueurs de l’aube. Trois camions brinquebalants se suivaient sur les routes encore défoncées. Marie avait pris place sur un banc de bois, au côté de la Bonne Sœur flamande. Elles étaient secouées dans tous les sens, et tombaient de temps à autre sur les colis entassés, parmi des paquets de vêtements, des caisses emplies de pommes de terre ou d’autres nourritures. Le trajet promettait d’être long et pénible. Les régions traversées n’étaient que ruines : localités aux maisons éventrées, plaines immenses encore labourées de tranchées, constellées d’entonnoirs laissés par les bombardements. La jeune fille voyageait aux portes de l’enfer ; elle imaginait Jules perdu dans ces enchevêtrements de piquets de fer et de fils barbelés. Son cœur se serrait. Elle vomit trois fois au-dessus de la rambarde du camion ; son corps était roué de coups et ses vêtements maculés de saletés.

Vers midi, son calvaire prit fin. Les jambes tremblantes, elle descendit du camion en compagnie de la religieuse, et toutes deux se rendirent à l’hôpital. Le cœur au bord des lèvres, Marie ne put rien avaler du repas frugal, pain et café, que la cantine leur proposait. Elle était arrivée au bout de sa quête, mais à présent elle doutait. Dans son petit village d’Ardenne, elle ne s’était pas rendu compte à quel point la guerre avait été monstrueuse et destructrice, à quel point les champs de bataille étaient gigantesques et bouleversés par les combats. Pauvre insensée elle était ! Les gens de chez elle avaient tout à fait raison ; fallait-il être folle à lier pour imaginer un seul instant que Jules ait pu échapper à la mort !

Elle serra l’harmonica dans sa main, une fois de plus, et décida qu’elle accepterait désormais le verdict du Destin, sans plus jamais se révolter. Une jeune infirmière d’environ trente ans les rejoignit, alors qu’elles étaient encore attablées. Son regard était doux, ses manières affables. Sa stature altière évoquait la Jeanne d’Arc du monument aux morts. « Je suis Jeanne Delaunoy. Et voici Marie ! Je ne vous imaginais pas du tout aussi grande ! Et tellement jeune, mon dieu ! Une enfant géante, et trop mince. Je vais vous faire visiter l’hôpital, venez donc. »

L’innocente adolescente croyait avoir vu l’enfer en traversant les zones de combat, ce n’était rien à côté de la misère humaine et la souffrance qu’elle découvrit en compagnie de l’infirmière. De nombreux blessés gisaient sur leurs lits alignés dans de vastes chambrées. Ils étaient couverts de pansements ; certains n’avaient plus de jambes, à d’autres il manquait qui un bras, qui une main. Ils parlaient entre eux dans une langue qu’elle ne comprenait nullement, et geignaient continuellement. Marie aurait voulu se boucher les oreilles, se cacher les yeux, pour échapper à ce cauchemar. Et si Jules était parmi eux ? Comment le reconnaître ?

Le Temps des Cerises

« Accompagnez-moi. Nous allons visiter le pavillon des f(…), des têtes cassées. C’est là que j’ai retrouvé celui qui nous intéresse. Il est muet, ne vous effrayez pas. La parole lui reviendra avec la mémoire, pour autant que… »

L’harmonica bien calé dans sa paume, la jeune fille s’efforçait de garder son calme. Elle aurait voulu se sauver à toutes jambes, s’enfuir le plus loin possible de tous ces lits de douleurs et rejoindre son foyer au village. Son rêve insensé allait-il se réaliser ? Allait-il voler en éclat ? L’infirmière l’emmena hors du bâtiment ; elles foulaient à présent un sentier dans un vaste jardin arboré. Deux hommes très maigres étaient occupés à bêcher un parterre. L’un d’entre eux arrachait les mauvaises herbes et les jetait dans une brouette. Crâne rasé à blanc barré d’une large cicatrice rosâtre, il marchait voûté en claudiquant sur ses courtes jambes difformes. Jeanne le désigna du doigt. Les deux femmes s’approchèrent de lui lentement, pour ne pas l’effrayer. Marie avait le cœur serré et n’osait encore y croire.

« C’est toi, Jules ? Tu ne me reconnais pas ? Je suis Marie. Regarde-moi ! »

L’homme leva sur elle des yeux inexpressifs, étrangement fixes, comme si elle était invisible. Était-ce bien Jules, ce mort-vivant ? Il lui semblait tout petit à côté d’elle, et tellement fluet ! Elle lui prit la main, alors elle sut ! Mais lui restait sans réaction, désorienté, tout étonné de voir cette grande et belle fille s’intéresser à lui. Elle entreprit alors de lui parler dans le dialecte wallon de leur village, de lui raconter tout le cheminement qui l’avait amenée là, de lui exprimer toute sa joie de l’avoir enfin retrouvé. Une lueur d’intérêt luisait maintenant au fond du regard douloureusement éteint du malheureux. Mais il secouait la tête en silence, sans avoir l’air de comprendre ce qu’on lui voulait. Les efforts de Marie restaient vains et des larmes lui montaient aux yeux. Comment réveiller sa mémoire ?

Sans plus réfléchir, la fille à l’harmonica porta l’instrument à sa bouche et se mit à jouer « La Valse Brune », essayant d’entraîner avec elle l’homme dans sa valse. Mais lui écoutait, bouche bée et yeux écarquillés. Marie enchaîna avec quelques mesures de « Je cherche après Titine », puis « Viens Poupoule », « Il est né le divin enfant », « Les roses blanches ». L’homme s’était assis sur la brouette et écoutait ravi, en battant des mains la mesure.

L’adolescente s’arrêta un instant pour reprendre son souffle. Elle réprima vaillamment ses sanglots en s’exclamant : « J’ai joué pour toi chaque jour, depuis que tu es parti à la guerre. Tu m’avais promis de revenir, Jules ! Quand tu reviendrais, on jouerait ensemble « Le Temps des Cerises » ! Tu m’avais promis ! » . Marie s’étira de toute sa taille, mimant un cerisier aux longues branches chargées de fruits, et se mit à jouer du meilleur de son cœur. Les notes s’envolaient dans le jardin, pour le plus grand plaisir d’un nombre croissant de patients et d’infirmières, attirés par le récital impromptu et cette drôle de musique. « Oh my God ! It’s beautiful, amazing, marvelous ! ».

Jules s’était dressé sur ses pauvres jambes abîmées ; il regardait sa sœur avec stupéfaction, avec adoration. D’un geste rapide, il lui subtilisa le petit instrument et se mit à jouer pour elle son air préféré, tout d’abord hésitant, puis d’une main ferme et d’un souffle assuré.

Marie fondit en larmes et enveloppa le petit homme tout cassé de ses longs bras…

Marc Assin

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