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Impayables

Les agriculteurs sont pragmatiques, et comme Saint Thomas, ne croient que ce qu’ils touchent du doigt. Le réchauffement climatique, par exemple, est resté longtemps pour nous une abstraction, un concept désincarné, un monstre du Loch Ness un peu mythique qui ondulait sous la surface de nos préoccupations. Sécheresses et inondations sont venues jeter un coup d’éclairage insistant sur une crise tangible aux multiples visages, lesquels perdent leur masque un par un et dévoilent leurs grimaces. La transition énergétique, devenue incontournable, entraînera des changements profonds et la remise en question de nos modèles agricoles. Ainsi, en cet automne de COP26, nous sommes mordus bien concrètement par la hausse insensée des engrais azotés. Ceux-ci, très énergivores dans leur fabrication, deviendront peut-être -sans doute ?- un jour impayables, financièrement et écologiquement. Quelles seront les alternatives ?

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La presse agricole française relaye à cor et à cri les inquiétudes des fermiers de l’Hexagone, et leur consternation devant la hausse des engrais azotés, dont le prix a triplé -oui, triplé, vous lisez bien !- en une année ! En Belgique, cela ne vaut guère mieux, si ce n’est pire… Départ usine en France, le nitrate d’ammonium 27 était coté le 5 novembre 2021 à 622,5 €/T hors TVA ! Et il ne cesse de grimper ! Ce renchérissement est lié à la hausse du prix du gaz naturel. Celui-ci est l’objet de tensions économiques et politiques. La Russie de Poutine tient l’Europe de l’Ouest par la barbichette, et peut à tout moment décider de couper les vannes. Nos pays sont très dépendants des importations et paient actuellement le prix fort pour une matière première indispensable dans trop de domaines. Les usines d’engrais azotés en sont absolument dépendantes et n’ont d’autre choix que de passer à la caisse… Cette situation vient se greffer à la hausse généralisée de l’ensemble des engrais (phosphates, potasses), et par ailleurs sur le renchérissement exponentiel de tous les coûts des intrants agricoles. Certes, les prix de vente des bovins et céréales se sont améliorés, mais la facture globale vient ruiner ce rattrapage.

Aïe, Aïe!! Comment se passer des engrais chimiques en Belgique ? Ceux-ci sont largement employés, surtout dans le Bon Pays, sur ces terres limoneuses où poussent à foison céréales, betteraves, pommes de terre, légumes et tutti quanti. Le prix de revient d’un hectare de froment va sensiblement augmenter, « si on trouve de l’engrais au printemps » me disait hier encore un cultivateur fort inquiet. Des rendements de 10-12 tonnes/hectare seront-ils encore possibles, avec des taux de protéines acceptables ? N’est-ce pas la fin d’une époque, le retour vers une agriculture (beaucoup) moins intensive ? Le coût exorbitant, prohibitif, des engrais azotés va-t-il remettre en question tout un modèle d’agriculture, dépendant des énergies fossiles et des intrants chimiques industriels ? Forcément, le monde n’arrêtera pas de tourner, et des solutions verront le jour.

En fait, m’a dit un agronome, la marge de manœuvre est faible, et l’agriculture est un mastodonte calé sur ses gros pieds. Elle avance par petits bonds, et supporterait fort mal une révolution brutale. Se passer d’engrais chimique demandera un vaste travail de reconversion. Les agriculteurs bio passent par cette étape difficile, et sont soutenus financièrement. Des sources naturelles d’engrais azotés existent, bien entendu, mais elles-seules ne peuvent alimenter une agriculture conventionnelle intensive gourmande en intrants. Les ions nitrates et ammonium tombent du ciel en faible quantité (4-5 U/ha) ; les légumineuses peuvent enrichir le sol d’environ 100 U/ha, en inter-cultures, dans des conditions optimales ; les fumiers, lisiers, composts sont évidemment d’intéressants engrais organiques, dans les fermes mixtes de cultures et d’élevage ; les prairies permanentes labourées libèrent énormément d’éléments nutritifs pour la culture qui suit. Tous ces engrais naturels, même utilisés avec intelligence et parcimonie, ne peuvent suffire à assurer les niveaux actuels de la production globale, si on n’y ajoute des engrais chimiques. Il faudrait peut-être briser des tabous, à savoir récupérer les engrais humains, les boues d’épuration, les toilettes sèches, comme le faisaient nos aïeux, à une époque pas si lointaine…

Cette hausse démentielle du prix des engrais va-t-elle s’inscrire dans la durée ? Elle impacte concrètement et douloureusement la rentabilité de nos cultures et de nos élevages. Le réflexe conditionné de sortir systématiquement le semoir d’engrais pour fertiliser nos champs, appartiendra peut-être un jour au passé. C’est quelque part un bien pour un mal, tempèrent les écologistes. Utiliser toutes les sources « naturelles » d’engrais organiques deviendra une nécessité, dans le cadre de ce qu’on appelle communément la « décroissance », la mise en place d’un système circulaire raisonnable.

Quoiqu’il arrive, à moins d’une dégringolade inattendue du prix des engrais, les coûts de production des matières premières agricoles vont subir une hausse vertigineuse. Sera-t-elle répercutée sur les prix de vente à la ferme : des céréales, des légumes, du lait et des animaux ? Les consommateurs sont-ils prêts à assumer la « transition agricole et alimentaire », à consacrer davantage de moyens financiers à leur pain quotidien ? Le monde agricole est en plein doute et s’interroge sur son avenir, plus que jamais, à l’heure où les engrais chimiques et tous les intrants deviennent impayables…

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