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Le pauvre et le riche

Il était une fois deux frères, nés à treize mois d’intervalle. Ils faisaient la fierté de leurs parents, un couple d’agriculteurs installés sur une ferme modèle. Ceux-ci fondaient de grands espoirs sur leurs fistons, tout destinés à reprendre en tandem l’exploitation familiale. Seulement voilà, le destin n’est pas toujours d’accord et quelquefois, s’ingénie à brouiller des plans qui semblent gravés dans le marbre du futur…

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Dès leur plus jeune âge, les deux bambins furent emmenés partout dans les étables et dans les champs. L’aîné était un fonceur et dictait le tempo ; l’autre trottinait derrière lui. Parfait, disait Papa ! Il faut un chef et un exécutant, un dominant et un accommodant. Ce n’était pas plus mal, sinon, bonjour les affrontements entre deux caractères forts ! Le plus jeune se mit à suivre plutôt Maman, dans les étables, la laiterie, le potager, au bureau dans les papiers, tandis que le plus grand accompagnait Papa en tracteur. Magnifique, pensait celui-ci ! Ils se compléteraient plus tard à merveille : l’un s’occuperait du bétail et de l’administratif, et le plus « costaud » travaillerait les vastes parcelles cultivées.

Les enfants grandirent, et au fil des années, se forgèrent chacun leur personnalité, l’un doux et rêveur, l’autre matérialiste et impitoyablement pragmatique. Assez curieusement, et au grand dépit du papa, l’aîné se désintéressa peu à peu de la belle exploitation, dès l’adolescence. Il préférait travailler chez son oncle, voisin et entrepreneur agricole, y gagner quelqu’argent au volant d’un tracteur surpuissant et dernier cri, sur lequel il se croyait le roi du monde. Devenu jeune homme, il s’engagea de plus en plus sur cette voie et reprit la société du tonton, vieillissant et trop heureux de trouver un successeur. Sous la poigne de fer et la force de caractère du garçon, l’entreprise prospéra, étendit ses activités aux terrassements, puis aux travaux forestiers. Le chiffre d’affaires se multiplia par dix, par cent en quelques années, faisant de son propriétaire un homme « riche », aux yeux de tous.

De son côté, le plus jeune demeurait très attaché à la ferme familiale. Son père ne lui faisait guère confiance, et s’énervait quand il voyait son fils passer des heures dans les étables, à étriller les vaches, frotter les veaux, caresser le chien et les chats. Sa passion pour le potager exaspérait le paternel, qui hésita longtemps avant de remettre l’exploitation à ce rêveur hors du temps, plongé le soir dans des romans, des livres consacrés à l’agro-écologie, au maraîchage, à l’agriculture de conservation des sols. Il lui citait sans cesse l’exemple de son frère qui réussissait dans la vie et s’enrichissait, tandis que lui resterait pauvre à jamais…

La maman avait un faible pour son fils cadet. Elle expliquait souvent à son mari sa propre conception des choses. Selon elle, sur cette Terre, il n’existe personne qui ne rêve jamais. Après tout, c’est toujours beau et positif de rêver ! Il est important de croire à sa nature profonde, d’écouter son instinct, même si vos pensées prennent un chemin de traverse et s’éloignent des autoroutes où tout le monde fonce la tête baissée. Les rêves inspirent, motivent, rendent les gens heureux, et les réveillent chaque matin. Il est tellement dommage que tant de gens suivent des routes toutes tracées et tombent dans la routine du quotidien. Ils oublient de rêver et se laissent guider par les opinions des autres, par l’image qu’ils veulent donner, celle de quelqu’un qui coche toutes les cases de la réussite, aux yeux de tous.

Rien n’est simple, assurément, et chacun cherche sa voie. L’aîné s’était engouffré dans un tunnel ; il se mit à le suivre sans faiblir, sans rien voir autour de lui. Il oublia de se marier, préférant les aventures sans lendemain, sans s’impliquer ni se remettre en question dans une vie de couple. De son côté, le « petit », comme il l’appelait, installa la ferme en agriculture biologique, soutenu par sa mère. Au gré de ses visites d’exploitations, lors desquelles il peaufinait ses connaissances, le jeune homme rencontra un jour son âme sœur, une « pauvre rêveuse » comme lui, sans prétention, contente avec rien : quelques animaux à soigner, un jardin à cultiver, des enfants à chérir et éduquer.

Le temps s’enfuit sur ses ailes de rapace, emportant dans ses serres les années et les envies des uns et des autres. En 2020, un stupide et vilain virus s’invita dans la danse. Il frappa les riches et les pauvres, sans distinction, esseula un peu plus les solitaires et cassa les codes établis. Puis vinrent des mois de crises, des semaines de guerre aux confins de l’Europe, des pénuries, une inflation des prix. Les deux parents décédèrent l’un à la suite de l’autre, assistés jusqu’au bout par le « pauvre », riche d’un amour filial infini, tandis que le « riche », fort occupé, s’empêtrait dans des problèmes financiers sans fin et trébuchait dans sa fuite en avant.

Les deux frères ont dépassé maintenant la soixantaine. Le cadet vit heureux au creux de sa ferme, de son paradis rêvé depuis tout-petit, assisté par son épouse et une de leurs quatre filles. Trois petits-enfants gambadent joyeusement dans l’immense verger et ramassent des poires tombées, qu’ils portent à manger aux moutons. Le frère aîné, le « riche », les observe avec nostalgie depuis sa fenêtre. Il vit seul dans sa belle maison, où il s’ennuie depuis qu’il a cessé ses activités, fatigué de tout, quasi ruiné par la crise, brûlé par ses vains idéaux. Ces jours-ci, il s’est surpris à rêver au petit matin, à se dire que le bonheur ne s’achète pas à coup de centaines de milliers d’euros jetés par les fenêtres, et que peut-être… sans doute… sûrement, son frère qu’il a toujours trouvé ridicule et faible, a mieux réussi sa vie que lui ! Il n’est plus au fond qu’un « pauvre type », trop heureux de traverser la route pour rendre visite à ce « chic type » qui l’attend en face, toujours les bras ouverts…

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