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Panne sèche

Une nuit de lune noire, j’ai vécu un cauchemar. Trop de frites et de boulets liégeois au souper ? Overdose de violence à la télé, de Poutine jouant à la roulette ruse sur la tempe de l’Europe ? J’ai rêvé que le monde ne possédait plus une goutte de pétrole ni de carburant, que tous les moteurs étaient silencieux, les gazoducs vidés, les centrales électriques en panne. Les tracteurs restaient bêtement à l’arrêt dans les champs, l’un la charrue encore attelée, l’autre le semoir à céréales agrippé à la terre, figés en plein travail ! Les camions, parfois encore remplis de babioles inutiles, se trouvaient abandonnés un peu partout, sans parler des voitures bloquées en grand désordre sur les routes et les trottoirs. Bus et trains ne roulaient plus, remisés dans leurs dépôts, ou stoppés en plein trajet sur une route ou une voie ferrée, en rase campagne. Paralysie sur images d’une société hyper-active, ivre de mouvements incessants !

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Les gens déambulaient sans mot dire, sidérés par la mise soudaine sur « pause » de leur vie trépidante. Impossible de se rendre au boulot pour la plupart. Quelques vélos slalomaient entre les véhicules et jouaient de la sonnette, comme pour narguer les automobilistes privés de leur voiture adulée. Les supermarchés avaient été pillés, pris d’assaut par des consommateurs affamés, prêts à manger n’importe quoi, bio ou industriel, produits blancs ou de marque, pourvu qu’ils remplissent l’estomac sans trop le déglinguer. Des zombies avaient investi les champs et ramassaient les pommes de terre oubliées, des carottes ou des navets à moitié pourris pour se nourrir. Les quelques rares exploitations qui avaient résisté aux dernières crises agricoles s’étaient barricadées solidement derrière des clôtures barbelées, des remparts de fumier et de bottes de paille ; les chiens de ferme menaient bonne garde ! Protégés par des soldats lourdement armés, les silos à blé et les étables étaient placés sous haute surveillance, afin de préserver ces stocks stratégiques de nourriture, distribués au compte-gouttes par des fonctionnaires tatillons.

Les Anciens de plus de nonante ans disaient : « Nous avons déjà connu ça pendant la guerre, à une époque où on pouvait encore s’alimenter dans les nombreuses « cînses ». Chaque ménage disposait d’un potager rempli de légumes, d’un petit verger où les arbres ployaient sous les fruits. Les surfaces herbeuses ne s’appelaient pas encore « pelouses » ; elles étaient tondues par des chèvres et des moutons, grattouillées par des poules, avant que les agents de la sécurité alimentaire n’édictent des lois restrictives et ne découragent les petits éleveurs. »

Des cortèges de mendiants s’étiraient dans les campagnes, quémandant ici une patate, plus loin un œuf « pour la gamine », ailleurs un verre de lait, fût-il non-conforme aux normes sanitaires. Parfois, un poulet échappé tombait entre les mains de citadins vegans affamés ; ceux-ci retrouvaient aussitôt les gestes de leurs ancêtres chasseurs-cueilleurs et passaient l’infortuné volatile à la broche, sur un feu de brindilles ramassées sur les accotements, désormais privés d’entretien. Ils s’étaient subitement rendu compte qu’un iPhone 13 n’était pas comestible, pas plus qu’un sac à main Gucci ou Louis Vuitton. Ils lorgnaient bizarrement leur petit chihuahua bien gras qui trottinait en couinant à leur côté, et salivaient à la vue de chevaux musclés labourant un lopin de terre, de fermiers occupés à semer du blé à la volée.

La police patrouillait à pied, et parfois à vélo. Ils avaient ressorti leurs gros godillots et leurs bâtons de marche. Le ciel avait été reconquis par les oiseaux, et n’était plus strié des longues traînées blanchâtres laissées par les avions de ligne. Finis, les voyages lointains pour aller chercher le soleil ! Faute de gaz ou de mazout, la plupart des habitations n’étaient plus chauffées ; les gens y grelottaient de froid, emmitouflés sous plusieurs couches de vêtements, blottis sous la vieille couette en laine de mouton offerte par la grand-mère à leur mariage. Les plus malins couraient se réfugier chez ceux qu’ils appelaient naguère des « arriérés », qui se chauffaient encore au bois. Comme les agriculteurs, ceux-ci se découvraient une flopée d’amis, de parents lointains qui les « aimaient » assurément et venaient leur demander assistance.

L’électricité fonctionnait une heure par jour, quand elle daignait s’en donner la peine, lorsque le vent soufflait dans les éoliennes, si le soleil luisait sur les panneaux photovoltaïques. Les opposants anti-éoliens avaient viré leur cuti, et militaient péremptoirement pour l’implantation de mâts au plus près de chez eux. Les derniers réacteurs nucléaires, rescapés de la purge écologiste, suffisaient à peine à alimenter les hôpitaux, et ceux-ci ne soignaient plus que les cas graves, en triant les malades. Ordinateurs, télés et radios fonctionnaient parfois, au gré des vents et du soleil ; la toile Internet s’effilochait et tombait en loque. Fonctionnaires et employés se musclaient les pouces à les tourner ; les politiciens aussi, faute de porte-voix pour distiller leurs discours. Cela les arrangeait bien, du reste… L’argent n’avait plus cours, faute de distributeurs de billets ; les paiements électroniques et le self-banking ne fonctionnaient plus. Le troc avait fait son retour et la débrouille régnait en maître. Il fallait payer en bouts de charbon, en morceaux de pain, en carottes, pommes ou poires… Bibine et piquette, bières et vins manquaient cruellement, et ne venaient plus anesthésier le bon peuple, le rendre comme avant joyeux et docile dans les vapeurs d’alcool. Églises et temples, synagogues et mosquées se remplissaient à ras bord de convertis ne sachant à quel dieu se vouer, implorant le pardon du Ciel et appelant de toutes leurs prières le retour des carburants fossiles, quitte à griller la Terre entière…

Les cloches se mirent à tintinnabuler, et je sortis de mon rêve en sursaut, réveillé par mon smartphone réglé sur 6 heures. Une bonne tasse de café au percolateur puis une douche bien chaude peinèrent à me remettre les neurones en bonne place. Au loin, à la fenêtre, les deux éoliennes clignotaient comme d’habitude et l’autoroute déroulait sa guirlande infinie de lumières à l’horizon, tandis que la radio m’informait des dernières hécatombes en Ukraine…

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