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Agriculture de précision : un suivi individualisé de l’élevage, des cultures et des consommateurs

Une application mobile qui reconnaît les maladies foliaires, une pulvérisation qui a lieu en fonction de l’adventice présente, un minuscule capteur qui calcule les mouvements de la vache, sa température corporelle et les battements de son cœur : tout cela ressemble à de la science-fiction. Pourtant, lors d’une récente conférence du CEMA, le comité européen du machinisme agricole, toutes les personnes présentes semblaient persuadées que l’agriculture se trouve devant une révolution numérique qui rendra possibles toutes ces innovations.

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Les observateurs de l’évolution des grands constructeurs constatent depuis des années qu’ils investissent de plus en plus dans le secteur informatique. On l’a encore vu à la foire Agritechnica, qui s’est déroulée mi-novembre à Hanovre. Évidemment, on va surtout s’extasier devant les grandes machines, mais la majorité des nouveautés visent à travailler de façon plus « intelligente ». C’est ce que le CEMA a tenu à souligner, il y a peu à Bruxelles, lors d’une conférence sur la révolution numérique.

L’agriculture intelligente ou « smart farming » repose sur l’emploi de capteurs très sensibles, de drones, de satellites, et de logiciels capables de rassembler et de traduire les données en informations ou en actions. L’application la plus connue est l’emploi du GPS pour rouler de façon extrêmement précise dans les champs. Au départ, cela permettait au conducteur de vérifier davantage la qualité du travail qui était accompli, mais à terme, les machines vont pouvoir également le faire elles-mêmes, puis interagir avec d’autres engins ou machines.

L’agriculture se complexifie

Harry Smit, l’analyste principal de la Rabobank, une grande banque agricole, pense que cette révolution va aider énormément les agriculteurs. Les fermes grandissent et leur gestion se complexifie. Ce qui explique pourquoi ils restent généralement le maillon faible dans les négociations de prix au niveau de la chaîne alimentaire. La pression continue sur les prix les contraint systématiquement à la recherche d’une meilleure productivité et d’une production rentable. Par ailleurs, la société impose des exigences croissantes dans les domaines du bien-être animal et de l’environnement.

En fin de compte, « l’agriculture intelligente » va produire une agriculture moins dispendieuse, tant financièrement qu’en moyens de production tels que la main-d’œuvre, le carburant, les produits phyto ou les engrais. L’agriculture de précision rendra possible une approche individualisée de chaque animal et de chaque plante.

Harry Smit pointe une autre application de la technologie intelligente, souvent oubliée dans les analyses : « l’Amazonification » de la chaîne alimentaire. « Les nouvelles technologies permettent aux parties d’analyser très précisément la demande et donc d’y faire correspondre l’offre. Amazon (un site de vente en ligne) est capable de savoir ce que les gens achètent ou veulent acheter comme livres. Ce système évite le gaspillage – on ne produit ni trop ni trop peu de livres – et la longueur des rayons en magasin n’est plus un obstacle. »

Harry Smit s’attend à ce que cet exemple soit copié dans la chaîne alimentaire : « La technologie définit les canaux de vente et les entreprises alimentaires pour servir très spécifiquement le client. À terme, on pourrait même définir quelle nourriture est la mieux adaptée pour un consommateur individualisé. »

Finalement, cela se ressentira dans le secteur primaire qu’est l’agriculture. Une meilleure visibilité dela demande aidera les fournisseurs à se distinguer et dès lors à demander un prix quelque peu supérieur.

La technologie intelligente intervient également, selon l’analyse de Rabobank, dans les grandes évolutions qui ont lieu en agriculture. Des grandes entreprises essaient, via l’intégration verticale, d’avoir davantage de prise sur le marché des matières premières. La population mondiale est en croissance, et il en est de même pour la demande alimentaire. L’offre doit suivre pour éviter des pénuries. À côté de cela, il y a des pressions fortes de la part de la société et du monde politique pour remplacer les produits chimiques de protection par des produits ou des techniques biologiques. Enfin, les agriculteurs se professionnalisent de plus en plus. Avant, ils faisaient surtout confiance à leur expérience et à leur ressenti ; ils veulent à présent des données objectives.

Le rapport de force ne se modifie pas

Harry Smit est d’avis que les entreprises technologiques devraient tirer le meilleur profit de l’introduction des solutions intelligentes. Cela explique pourquoi les constructeurs de machines et les entreprises agrochimiques reprennent des entreprises technologiques ou s’y investissent directement. « Toutefois, les fournisseurs de technologies ne peuvent gagner de l’argent que si leurs solutions apportent quelque chose à l’agriculteur ou à l’horticulteur. L’agriculteur doit surtout en profiter sur le plan financier, la nouvelle génération est également prête à payer pour plus de facilité. »

Il estime important d’éviter que des grands groupes, comme Monsanto ou John Deere, utilisent la technologie intelligente comme vache à lait, en utilisant une plateforme exclusive dans laquelle la concurrence ne peut pas pénétrer. C’est un système dans lequel l’agriculteur devient victime. « Pour se protéger contre de telles tentatives, les agriculteurs peuvent se réunir en coopératives ou demander aux coopératives existantes d’entreprendre une action. »

Selon lui, les agriculteurs ont intérêt à rejoindre une plate-forme à laquelle chacun peut s’arrimer. De cette manière, la concurrence se fait sur la qualité des services offerts, et non sur la gestion d’une plate-forme. Aux Pays-Bas, le secteur des grandes cultures a pris cela comme code de conduite et une coopérative sert « d’autoroute des données » à laquelle les fabricants de logiciels peuvent venir se connecter.

Les solutions en élevage

L’agriculture de précision s’intéresse surtout à la grande culture. Mais le professeur Daniel Berckmans, de la KUL, estime que cela va changer rapidement : « Au niveau mondial, on abat 60 milliards d’animaux par an. Il y a, à présent, en Europe, des personnes qui estiment que c’est un scandale. La perception du bien-être animal se modifie en Europe. On se pose des questions sur ce qu’est une saine consommation de viande. Une chose est sûre : nous ne pouvons pas modifier cette situation en un rien de temps. Il se fait qu’en 2050, l’Europe comptera 700 millions d’habitants tandis qu’il y en aura 9 milliards, voire plus, ailleurs dans le monde. C’est ce dernier groupe qui déterminera ce qui sera produit. »

Par conséquent, la demande de viande pourrait augmenter de 75 % vers l’an 2050. « Il serait naïf de croire qu’au niveau mondial, la pratique agricole retournera au temps de grand-papa. C’est du folklore, or l’avenir est à la technologie. »

Hormis les situations de niche, la majorité des exploitations vont s’agrandir pour amener des produits de haute qualité sur le marché. Les nouvelles technologies permettront à l’agriculteur de mieux appréhender la grande échelle, tout en l’aidant à satisfaire des exigences sociétales de plus en plus lourdes : « Mon père avait plus d’enfants que de vaches. Les vaches avaient toutes un nom et elles étaient plutôt traitées comme des animaux de compagnie que comme du bétail. Lorsque j’ai eu 10 ans, mon père a investi dans un poulailler de 5.000 poulets de chair, et il se demandait comment il allait gérer un tel nombre. Aujourd’hui, il existe des poulaillers avec 100.000 poulets, parfois plus. Le temps consacré à chaque poulet est ridiculement faible, de l’ordre de quelques millisecondes par jour. Le manque d’attention envers les animaux peut avoir des conséquences sanitaires graves, mais aussi des conséquences pour l’environnement, pour le bien-être animal et pour le bien-être de l’éleveur. »

L’équipe du professeur Berckmans recherche des solutions pour détenir facilement des animaux en grand nombre. On recherche, par exemple, à distribuer la nourriture de façon très précise. C’est important, parce que le poste alimentaire pèse lourd dans le coût de production. En élevage porcin, l’alimentation représente environ 70 % des coûts totaux.

Chez la vache laitière, les boiteries sont une source d’inconfort, donc de moindre production laitière. La boiterie atteint jusqu’à 25 % des vaches. D’où l’idée de placer un appareil photographique près du robot de traite. Des photos sont prises de façon automatique, et elles sont envoyées à un ordinateur, où un programme vérifie s’il y a un problème.

Pour le bien-être animal, on travaille à un système sur l’agressivité chez les porcs, par la surveillance des avant-trains et arrière-trains des animaux. Dès qu’il y a menace de bagarre, un certain bruit se produit, et les animaux ont appris qu’à ce bruit, il y a distribution de croquettes. Évidemment, pour que la technologie se diffuse, il faut davantage de collaboration entre les professionnels et les chercheurs, et surtout entre des disciplines qui travaillent rarement ensemble.

Le professeur Berckmans estime que, dans 5 ans, on pourra définir le bien-être animal de façon objective, cela pourra contribuer à placer le débat sur des faits plutôt que sur des émotions. « L’agriculteur ne sera pas remplacé, son rôle de gestionnaire va augmenter. Il deviendra en quelque sorte un entraîneur. Grâce à une série de moyens qu’il maîtrise, il va pouvoir les maintenir en permanence en excellente condition. »

Une certaine réticence

Harry Smit pense que la technologie intelligente n’est pas facilement acceptée par le monde agricole. Le métier s’appuie traditionnellement sur le ressenti et les connaissances de l’agriculteur. Certes, pouvoir constater de façon objective des faits réels peut faire reculer en partie l’intuition. Il reste à savoir comment l’agriculteur va appréhender ces données. Il s’agit là d’un réel changement culturel. C’est un peu comme si un entraîneur de football utilisait des algorithmes pour la composition de son équipe et la stratégie de jeu à adopter.

Smart-AKIS, une organisation européenne en réseau, basée à Berlin, s’intéresse à la connaissance sur le « smart farming ». Cette organisation a analysé la réticence des agriculteurs, et Maria Kernecker, sa directrice, en déduit la constatation suivante : « Ce que nous retenons des enquêtes, c’est que l’information provenant des autres agriculteurs reste encore le principal point de référence. On s’intéresse effectivement aux nouvelles technologies, mais avant d’investir, il faut que ce soit vraiment prouvé. Cela vient d’une première génération de produits et de logiciels qui étaient partiellement mis au point par des informaticiens connaissant peu le monde agricole, bien loin dans la Silicon Valley. Les produits ne sont parfois pas tout à fait adaptés, et cela peut expliquer le manque de confiance : il faut du temps pour l’acquérir. »

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