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Le langage de la terre

Chaque semaine, je m’attache à vous transmettre les paroles des « Voix de la terre », prononcées par des parents, voisins, amis et connaissances, très proches pour la plupart de notre milieu agricole. J’écris toutes mes réflexions en français, tandis que ces conversations orales se sont tenues le plus souvent en dialecte wallon. N’est-ce pas une trahison ? Je m’interroge…

Temps de lecture : 5 min

Lors d’épisodiques poussées de nostalgie fiévreuse, les « langues locales et minoritaires » bénéficient d’un regain d’intérêt de la part des instances culturelles régionales wallonnes. Celles-ci proposent aujourd’hui aux entités rurales d’adhérer au label « Ma commune dit OUI aux langues régionales », via une liste d’initiatives à entreprendre et pérenniser, du genre : donner des noms wallons aux rues, prononcer des discours en dialecte local, encourager les théâtres wallons, enseigner le patois dans les écoles (!!!), diffuser des écrits, organiser des balades contées en wallon, etc. Hélas, cette opération de sauvetage s’apparente quelque peu à un combat désespéré d’arrière-garde, à l’heure où les langues régionales ont pratiquement été gommées du paysage socio-culturel rural, à l’image des exploitations agricoles dans nos villages !

Le destin commun de ces deux disparitions est frappant. Il s’explique très facilement : seuls les agriculteurs, ces derniers des Mohicans, se parlent encore couramment dans le « vieux » dialecte wallon, ce langage de la terre, avec ses expressions truculentes, ses intonations particulières qui trahissent les sentiments de la personne : amusement, colère, lassitude, intérêt, indifférence… Le français bienséant est réservé au monde extérieur, à nos voisins néo-ruraux, aux inspecteurs et conseillers agricoles trop malins pour parler comme nous, aux administrations. Le dialecte wallon est mille fois plus « vrai », plus naturel, et fourmille de formules intraduisibles. Pour parler à ses animaux, on ne dira pas à une vache : « Voulez-vous vous lever, chère amie ? », mais plutôt : « Àye là ! Kwè ? Lèf’-tu ».

Hélas, le gros défaut du wallon est de s’écrire -et de se lire- difficilement… Il s’épanouit dans l’oralité ! Il s’est nourri dans nos campagnes, depuis la nuit des temps, des spécificités du monde paysan. C’est un langage concis, utilitaire, dont les sonorités n’exigent pas de gros efforts d’articulation, de diction. D’aucuns le qualifieront de bourru, guttural, mal dégrossi. Il s’est élaboré au fil des siècles, sous une influence romane et germanique dans notre pays-frontière ardennais. Les « che » se prononcent « tch'», les « je », « dj'», avec les « e » et les fins de mots systématiquement escamotés. C’est une langue de travail, laconique, sans prétention ni fatuité. Il s’agit de communiquer, non de raconter sa vie, lorsqu’on est occupé à traire, nettoyer les étables, fendre du bois, cuisiner ou faire la lessive («  l’ bouyé'»). Les gens de chez nous sont taciturnes ; ils se cachent volontiers pour ne pas parler à des étrangers. Certains mots sont intraduisibles, et se rencontrent uniquement dans des villages particuliers. D’une localité à l’autre, le dialecte change, les prononciations, les expressions, et tout de suite on repère la provenance d’Untel ou d’Unetelle, rien qu’à son accent ou ses formulations. Mon patois de Haute-Sûre est doux et poli ; à l’est de Bastogne et vers Arlon, le parler est plus dur, émaillé de germanismes ; dans la région de Marche, Jemelle, Marloie, le wallon est rigolo, primesautier, davantage bavard. Le dialecte « chti », parlé par un ami de la région de Tournai, est délicieux à écouter, chantant et truculent : j’adore !!

De fait, si j’écrivais (maladroitement) dans mon patois régional, la plupart des lecteurs ne s’y retrouveraient pas. À l’école, nous avons appris le français, et notre esprit est formaté pour l’employer dans nos rédactions. Les instituteurs primaires et professeurs de français ont tué notre dialecte, n’ayons pas peur de l’affirmer. Dans l’esprit de nos maîtres d’école, les petits paysans ardennais comme moi n’étaient doués que pour garder les vaches et épandre le fumier. Le dialecte wallon était l’ennemi à abattre, la langue des rustres, le parler des sauvages, qu’il fallait à tout prix extirper de nos esprits comme le chiendent d’un champ d’avoine. « L’agriculture manque de bras », aimaient se moquer les instituteurs, lorsqu’ils tançaient ironiquement un élève moins doué.

Le wallon a été assassiné de toutes les manières possibles, et aujourd’hui, les successeurs de ceux-là mêmes qui le méprisaient et voulaient l’éradiquer, s’érigent en grands défenseurs d’un dialecte en voie d’extinction. Enseigner le wallon à l’école : ce serait merveilleux, mais c’est tout bonnement invraisemblable à mes yeux, stupéfiant, surréaliste, quand on a connu tout l’inverse durant son enfance ! Voici 50 ans, on donnait des primes pour détruire des rangées de haies vives ; c’est tout l’inverse aujourd’hui : on fait tout un foin pour replanter des milliers d’arbustes. De même, on voudrait repiquer des boutures de langages régionaux dans notre ruralité, après avoir passé le wallon au Roundup durant des décennies ! Pour réaliser cette double résurrection miraculeuse, il faudra passer par les agriculteurs, par leur savoir-faire et leurs connaissances « culturales » et « culturelles ».

Notre idiome fait partie intégrante de l’ADN des derniers agriculteurs paysans, enracinés corps et âme dans leur terroir. Massacrer l’agriculture familiale, -oeuvre « civilisatrice » entamée au lendemain de la seconde guerre mondiale –, s’est assimilé à détruire tout un monde, toute une culture rurale et paysanne. Les défenseurs éclairés des « langues locales et minoritaires » en ont-ils conscience ? Le wallon est avant tout le langage authentique de la terre, tout un bagage d’émotions, de traditions, d’histoire, de mémoire, d’identité… Notre langue magique, nos racines !

’’Ass’ t’heur’, casès-zä assonn’, noû’ binämés d’jins !’’

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