Accueil Voix de la terre

AgriKoh Lanta

« Du pain et des jeux ! ». Voici deux mille ans, les Romains avaient déjà compris comment tenir en laisse leur plèbe turbulente : lui donner à manger, et le distraire par toutes sortes d’amusements ! Le concept n’a pas pris une ride en vingt siècles, dans un monde où tout se mélange : l’essentiel et le futile, l’indispensable et le superflu, les choses sérieuses et les bêtises. L’émission de téléréalité Koh Lanta doit son succès au reflet fidèle de notre société qu’elle nous renvoie, où les coups fourrés sont permis pour ne pas être éliminé et rester en course. Le mérite et la valeur humaine perdent leur importance, au profit de manipulations, de mensonges et autres « stratégies », sur fond de compétitions innocentes dans un environnement de vacances à la mer, tenues légères et sable blanc, coquillages et crustacés. Les spectateurs s’identifient aux concurrents, tant la survie sur le camp ressemble à leur vie de tous les jours, avec ses blessures, ses abandons, ses évictions, ses jeux de rôle pas toujours drôles, et à la fin, il n’en restera qu’un…

Temps de lecture : 5 min

Du pain et des jeux ? Surtout du pain, au début. À l’aube de l’humanité, le principal souci des hominidés tenait en un seul mot : manger ! La recherche de nourriture occupait toutes leurs pensées et leurs activités, puis venaient la recherche d’un abri, la reproduction de l’espèce et la protection contre les prédateurs. Leur seul tourisme consistait à voyager vers des contrées où le gibier et les fruits étaient plus abondants ; la course à pied et le lancer de sagaies étaient les sports les plus populaires ; les compétitions les plus distrayantes les emmenaient en bande vers d’autres tribus, pour voler leurs réserves d’aliments, et zigouiller ceux qui n’étaient pas d’accord. Pain et « jeux », nourriture et « plaisirs». Au néolithique, l’agriculture a civilisé tout cela, codifié la vie en concepts de plus en plus élaborés, mais le fond du comportement restait le même : un jeu de survie, de domination physique et mentale, où l’essentiel s’encombrait très peu du futile, et à la fin il n’en restera qu’un…

En 2021, le pain est devenu très -trop ?- abondant dans nos pays riches ; beaucoup moins dans les régions les plus déshéritées. Les engins motorisés, les machines, les robots, les ordinateurs font le plus gros du boulot et libèrent une main-d’œuvre pléthorique, une plèbe innombrable qu’il faut occuper à toutes sortes d’activités, lui donner du pain et des jeux. La nourriture n’est plus du tout un problème pour l’homo « digitalis » du 21e siècle. Notre agriculture hyper-productive, l’industrie de transformation et les canaux commerciaux de distribution ont complètement changé les donnes ancestrales. Les gens disposent d’un temps infini pour «jouer », se distraire, s’amuser ; les plus sages parleront d’un temps libéré pour cultiver son esprit, améliorer ses connaissances, exercer sa créativité, améliorer son humanité. Les jeux dominent tout, et à la fin, il n’en restera qu’un…

Dans la pratique en effet, -je ne vous apprends rien –, les activités essentielles ont perdu leur préséance au profit des loisirs, des amusements, des occupations inutiles. L’utilitarisme paysan ne célébrait que les actions positives, créatrices de biens matériels, de nourriture nécessaire à la survie. C’était un jeu qui produisait du pain. Aujourd’hui, ce côté sérieux est soigneusement occulté, placé en arrière par toutes les distractions offertes sur des plateaux d’argent par notre société de consommation. Ainsi, quand on considère l’évolution des cinquante dernières années, on constate combien l’agriculture -exemple emblématique- est passée au second, voire au troisième plan. Les personnes occupées dans l’Horeca, le tourisme, les activités dites « culturelles » sont devenues infiniment plus nombreuses que les purs agriculteurs ; leur nombre dépasse largement les effectifs présents dans les soins de santé, ou même dans l’enseignement. La pandémie de coronavirus a jeté un brutal coup d’éclairage sur notre monde voué aux jeux, plutôt qu’au pain. Les cigales flamboyantes et chantantes de l’Horeca et de la « culture » ont été bien dépourvues quand le confinement fut venu. Et pas d’armes secrètes ni de collier d’immunité pour éviter l’élimination, quand l’heure du conseil de sécurité a sonné ; et à la fin, il n’en restera qu’un…

Quand on a l’agriculture chevillée au corps, les complaintes de ces professions « non-essentielles » nous étonnent, et le ramdam médiatique autour de leurs « malheurs » nous plonge dans la plus grande perplexité. L’argent public destiné à soutenir ces activités dépasse de loin les aides agricoles ; même la PAC, via le FEDER et les projets Interreg, finance le tourisme en zones rurales, avec « nos » sous ! Suis-je béotien de m’indigner, hors de mon temps, anachronique et rabat-joie ? Le secteur des « jeux » -Horeca, tourisme, activités culturelles, sports, théâtre et musique- a mangé sans vergogne le secteur du « pain », et se plaît à le folkloriser, à le ridiculiser. Est-il plus glorieux et respectable de servir des bières dans un café ou de la bouffe dans un restaurant, que de passer des heures derrière ses animaux ou sur son tracteur ? Plus intelligent de déclamer ou de chanter, de peindre ou de sculpter, que de sarcler la terre et fertiliser son champ ? Plus admirable et digne de gratitude de faire rire les gens et les amuser, que de soigner son bétail et traire ses vaches ? Plus profitable pour la société de jouer au foot et courir derrière un ballon, que de bosser en ferme et courir derrière le travail comme un dératé ? Poser ces questions, c’est déjà y répondre. Notre monde est devenu un vaste « agriKoh Lanta », avec les mauvais rôles pour les agriculteurs, et à la fin, il n’en restera… aucun !

A lire aussi en Voix de la terre

Une occasion ratée d’encourager les jeunes

Voix de la terre Vous le savez, il n’est pas simple d’être agriculteur aujourd’hui, et le défi est encore plus grand si vous êtes un jeune agriculteur. Or, nous entendons partout que l’état offre des aides, du soutien… ; cela particulièrement destiné à ces jeunes fermiers. Magnifique, pensez-vous. La réalité sur le terrain est bien différente.
Voir plus d'articles